Ce témoignage vient compléter
l’article de La Grenouille n° 33 consacré à La Sistière.
Germain Ghorbal en 1940, à l'âge de 6 ans, avec sa soeur aînée, quelques mois après son départ pour la Sistière |
Né en 1934, Germain habitait Marseille en juin 1940
quand les bombes italiennes ont contraint sa famille à l’exode. Après une étape
dans les Landes, il rejoint Paris avec sa mère et sa soeur, son père étant
séparé de sa mère. Ils sont accueillis par leur tante Jeanne, native du
Finistère, qui habite Montrouge. Cette dame connaissait M. Gautier, pompier et
chauffeur du maire de Montrouge, M. Cresp.
Germain Ghorbal : « Je me souviens avec précision du
voyage en voiture avec monsieur Cresp, en novembre 1940, qui m’a conduit de
Montrouge à La Sistière. J’étais loin d’imaginer que j’entamais un bail de 14
ans en internat. Monsieur Cresp était un homme grand, trapu, la cinquantaine et
très gentil. On était sous l’Occupation allemande et en zone occupée. Les
pensionnaires de La Sistière doivent à monsieur Cresp d’avoir été protégés
pendant toute cette période à La Sistière et, malgré les privations de toutes
sortes, aussi bien alimentaires que vestimentaires, nous avons été bien
traités. Nous n’étions pas malades ni déficients en entrant au pensionnat,
nous étions simplement des sans-famille. Pour la première fois de ma vie,
j’entrais dans un internat ».
Découverte de La Sistière
« Arrivé au château de La Sistière, en tant que « nouveau », j’ai été
présenté à mes futurs camarades, garçons et filles. Ce devait être un samedi et
monsieur Cresp faisait des allers et retours avec sa voiture plusieurs fois par
trimestre. Je me souviens que nous étions 30 filles et 30 garçons dont les
aînés avaient 15 ans, parfois 16 en 1945. L’un d’eux était à La Sistière depuis
1937. Il s’appelait Henri Germain. C’était mon copain et de loin le plus fort
du groupe. Mon copain protecteur s’appelait Hamel et mes proches copains
étaient les frères Devandeville, Gotlovitch, Sommelet, Vatone. Parmi les
filles, l’ainée s’appelait Olga Kikott et était d’origine russe. Elle avait un
abcès à la jambe qui a duré des années. Elle souffrait mais elle riait tout le
temps. Tout le monde l’aimait. On logeait dans des dortoirs, les filles au 1er
étage et les garçons au 2e. J’avais un copain très proche, Joël Sommelet, dont
les parents étaient à Leipzig, me disait-il, et sans doute déportés. En fait,
il ne savait pas trop car il n’a jamais vu sa famille à La Sistière. J’avais
aussi un copain arrivé en 1943 qui était Arménien. Il s’appelait Tchikerian et
il nous chantait des chansons dans sa langue natale. Je les ai apprises par
coeur sans en avoir jamais compris les paroles. Aujourd’hui encore, je chante
ces chansons et les Arméniens que je côtoie les comprennent ! On voyait très
rarement nos familles et certains ne savaient même plus où était la leur ».
L’organisation
La buanderie |
« Seules des femmes s’occupaient de nous pour toutes les tâches autres
que l’enseignement. Elles nous éduquaient, à la dure, il faut le reconnaître.
Le chef des surveillantes était mademoiselle Edith, pas marrante du tout, petite,
trapue et très sévère. Elle était surveillante de dortoir et de réfectoire.
Madame Morobé s’occupait de couture, madame Portier, petite et sympathique,
aimait bien rire. Mademoiselle Marcel, elle, s’occupait de la basse-cour. La directrice
était une jeune femme brune, entre 25 et 30 ans, mademoiselle André, qui est
restée jusqu’en 1944. Elle était très gentille, mais elle n’avait pas d’argent
pour améliorer l’ordinaire. Il n’y avait pas de « mauvaises têtes » car la
discipline était respectée et appliquée. Le vrai patron de l’établissement
était le directeur de l’enseignement, monsieur Duvoux, qui habitait un pavillon
au fond d’une allée près du bois. Sa femme assurait, avec son mari, l’enseignement
principal. Monsieur Duvoux, environ 35 ans, avait été officier en 1940. Blessé,
il avait été amputé d’une jambe. Il marchait avec une jambe de bois en s’aidant
d’une canne… dont il se servait allègrement en classe lorsque l’on ne
comprenait pas l’arithmétique au tableau. Il y avait aussi des instituteurs et
des institutrices qui se succédaient. On a connu mademoiselle Mane,
institutrice, et monsieur Guéridon, l’instituteur, qui nous apprenaient des
chansons de marche. Une autre, Madame Lévy, enseignait en roulant les « r ».
Elle était musicienne et son fils étudiait avec nous. C’était un virtuose du
violon. Ils restèrent seulement quelques mois. Un jour, brutalement, la mère et
le fils ont disparu. Sans doute ont-ils été dénoncés car ils étaient juifs.
J’ai vu ma mère seulement 3 fois en presque 5 ans. Elle dormait pendant
quelques jours dans une grange près de Cour- Cheverny, car l’Hôtel des Trois
Marchands était complet. Systématiquement, chaque samedi après midi, nous
étions rassemblés en classe et l’on devait écrire une lettre à nos familles. Je
mettais des « car » partout dans ma lettre. Quand on en recevait une, que l’on
nous remettait déjà ouverte, on devait la lire tout haut au réfectoire ».
La faim au quotidien
« L’argent n’existait pas pour nous. La vie était très dure à La
Sistière. Le matin, au petit déjeuner, on nous servait systématiquement de la
soupe au pain à la louche et rien d’autre : jamais de café, de beurre ou de
confiture... Les repas étaient composés, la plupart du temps, de pommes de
terre, de haricots secs, de purée de pois, de nouilles, de rutabagas, et un peu
de viande de temps en temps. Je ne me souviens pas avoir mangé de poulet, de lapin,
de volaille ou de la charcuterie. Au goûter, on devait se contenter d’une
petite tartine de pain avec un sucre que madame Portier nous apportait. Nous
avions faim en permanence.
Les choses ont changé avec la nouvelle municipalité élue à Montrouge
en 1944 et après la Victoire de 1945. Mais la nourriture était toujours
insuffisante. Alors, on chapardait dans les champs : betteraves sucrières et
fourragères, pommes de terre crues, quelques pommes dans les arbres. Les épis
de blé ou de seigle nous rassasiaient. Même l’avoine faisait l’affaire. On
passait par un trou de la clôture pour rejoindre les champs. Il arrivait qu’en
passant par le trou du grillage, on déchire le tablier ou la culotte courte. Un
jour avec un copain, on a chapardé des pommes dans un arbre. Le paysan nous
attendait et on a été pris. La punition, en plein mois d’août, a été sévère : 8
jours au lit. C’était terrible et cette punition était fréquente. Entendre les
autres jouer et crier sur la pelouse m’était insupportable. C’était pire que
d’être malade.
C’est une fois parti de la Sistière, en juillet 1945, que je me suis
rendu compte à quel
Germain Ghorbal en 1940, à l’âge de 6 ans, avec sa soeur aînée, quelques
mois avant son départ pour La Sistière.
La basse-cour |
point nous avions subi les privations.
Tous les pensionnaires étaient minces. Le surpoids était inconnu... Je pense
que, si nous étions rationnés, c’est parce qu’il fallait ravitailler d’abord
les Allemands qui se plaisaient bien dans la région à Cour-Cheverny. Une partie
de la production de la petite ferme leur était destinée. Ils étaient costauds.
On ne buvait que de l’eau du robinet grâce au puits qui alimentait le
château d’eau qui fournissait l’eau courante pour toute la propriété.
Pour Noël, on ne recevait pas de colis et on n’avait aucun cadeau.
Pourtant un jour, des Allemands, basés à Cour-Cheverny, sont venus dans la propriété.
La directrice nous a demandé de nous aligner et de tendre nos tabliers : un
officier à cheval a distribué, sucreries, friandises, gâteaux... Ce fut
incroyable. La seule autre fois où j’ai eu des friandises ce fut en 1946, quand
j’étais à l’orphelinat Saint- Louis à Paris, lorsque des Américains de
l’Association CARE (Association de solidarité internationale) nous ont
distribué une quantité de chocolats, biscuits, cakes... ».
La vie quotidienne à La Sistière
Une salle de classe |
« Le château est situé au centre d’un domaine de 17 hectares comprenant
des pelouses, des bois qu’on appelait futaies, un espace sauvage qu’on appelait
« La grande herbe », une ferme et des petits jardins que les pensionnaires
cultivaient eux-mêmes à titre expérimental et pédagogique. Avec quelques
copains, on allait donner un coup de main dans le jardin potager de la fermette
pour désherber et récolter. On était très surveillés.
On récoltait radis, concombres, salades, ciboulette, etc. Deux étangs
autour desquels on apercevait des canards col verts, des poules d’eau...
étaient remplis de carpes et autres poissons que personne ne pêchait. Le gibier
était abondant et l’on tendait des collets. On fabriquait des lance-pierres et
on rapportait nos « prises » à la cuisine. Je me souviens des reptiles comme
les orvets, les couleuvres et surtout les vipères que l’on tuait alors que l’on
était pieds nus en été. Du 1er mai au 30 septembre, tous les pensionnaires étaient pieds nus. On
rendait nos galoches que l’on retrouvait le 1er octobre. Nous redoutions
d’être à cette date à nouveau chaussés de galoches à cause des ampoules
douloureuses qu’elles nous occasionnaient.
Dans la futaie, des arbres fruitiers sauvages donnaient de bons fruits
tels que les néfliers et les cormiers. La propriété avait deux sorties : l’une
qui permettait de se rendre à Cour-Cheverny et l’autre, au bout d’un long
chemin, qui aboutissait à la croisée de la route de Cour- Cheverny et de
Chambord. On se baladait dans tous ces espaces en complète liberté. C’est la
cloche qui battait le rappel du rassemblement.
Le château d'eau |
L’hiver, nous étions vêtus d’une chemise, d’un pull, d’un tablier bleu
avec 2 poches, d’une culotte courte sans poche, et d’une pèlerine noire par
grands froids, sans oublier notre béret. Les filles portaient un tablier rose.
Nous souffrions beaucoup du froid dehors. Nous avions des engelures et des
crevasses aux mains et aux jambes. Il nous arrivait de pleurer tellement le
froid était vif et nous battions fréquemment la semelle pour nous réchauffer
les pieds. Ce furent les pires hivers de ma vie.
Pour dormir, nous portions tous des chemises de nuit au dortoir. Les
lits métalliques et les paillasses étaient peu confortables. On n’a jamais su
ce qu’était un vrai matelas. Lorsque quelques-uns d’entre nous faisaient « pipi
au lit », il y avait de grandes mares sous les lits. D’ailleurs, on ne buvait
presque pas le soir à cause du risque de « fuites nocturnes ».
Dans la nuit de la Saint-Sylvestre, c’était la coutume, il y avait
bagarre générale de polochons. C’était exceptionnellement cris et rigolades
».
La toilette et les sanitaires
« On se débarbouillait aux lavabos communs et nous n’avions pas de
trousse de toilette. Bien entendu, on se lavait à l’eau froide. Je ne me
souviens pas avoir utilisé du dentifrice car je n’avais pas de brosse à dents.
Comme les Africains, on se frottait les dents avec du sureau que l’on se
procurait dans la nature. Quant aux sanitaires du rez-de-chaussée, leur
propreté laissait beaucoup à désirer. Il n’y avait pas de papier toilette. Du
papier « cahier » faisait l’affaire. Les murs portaient des traces et chacun se
débrouillait. Mais on préférait se soulager dans la nature et s’essuyer avec
des feuilles de bardane en craignant souvent de voir un reptile déguerpir. On
ne se plaignait jamais, car on savait que les Allemands, eux aussi, se lavaient
toujours à l’eau froide et torse nu.
Il y avait des douches seulement à la ferme, avec le gymnase. On ne les
a jamais vues. Rien n’existait pour nous. C’est seulement à l’été 1945 qu’il y
eut une innovation : deux employées, qui nous plaçaient dans une demi barrique
d’eau tiède, procédaient à notre « grande toilette ». Lorsque l’on entrait « à
poil » dans la demi barrique, elles éclataient de rire en voyant notre « zizi
». C’est madame Portier qui riait le plus fort. Cette « grande toilette » avait
été organisée à quelques jours de notre départ définitif en juillet ».
L’enseignement
Jeux de plein air |
« Chaque matin on avait « classe » avec le directeur monsieur Duvoux
et madame Duvoux qui étaient de Saint-Aignan. D’autres instituteurs
complétaient l’équipe enseignante. En 1943 madame Duvoux étant enceinte d’un petit
Sylvain, a été remplacée momentanément. Monsieur Duvoux était colérique et il
se servait souvent de sa canne pour nous frapper les mollets. On le redoutait
alors que sa femme était d’une gentillesse et d’une patience infinies.
Personne d’autre ne nous frappait.
On écrivait presque toujours sur des ardoises et peu sur des cahiers
qui étaient de très mauvaise qualité. L’après midi, la sieste était obligatoire,
soit au dortoir, soit sous un gros arbre. Le silence était la règle. On ne
dormait pas et, si l’on chahutait au dortoir, on était puni. Un jour,
mademoiselle Mane m’a puni. Elle m’a fait faire la sieste sur la descente de
lit de sa chambre. La sieste durait une heure. C’était long, surtout en été
pendant les vacances. Comme on n’avait pas assez d’heures de classe, on prenait
du retard et parfois on avait du mal à suivre. Aucun pensionnaire ne quittait
La Sistière pendant les vacances.
Chaque année, le jour de notre anniversaire, nous avions notre journée
libre : pas de classe. On passait la journée dans la bibliothèque et je lisais
« L’Illustration ». Parfois on y trouvait le temps long, puisqu’on n’avait
personne à qui parler. Je me souviens avoir lu quelques livres dont « Raboliot
» de Maurice Genevoix. Évidemment il était solognot. Les enseignants
insistaient particulièrement sur l’orthographe, la grammaire et l’arithmétique.
On apprenait les leçons de choses et on passait du temps dans la nature pour
étudier les plantes. On aimait l’histoire et la géographie. Quelquefois, on
nous passait les actualités lorsque les Allemands engrangeaient des victoires
et aussi celles qui glorifiaient les actions du maréchal Pétain. On avait
appris la chanson « Maréchal nous voilà » que l’on entonnait souvent ».
Les activités de
plein air
« Les activités champêtres ne manquaient pas. On marchait, quelquefois
au pas cadencé, et l’on faisait du sport dans les espaces. Il y avait un
sautoir, une barre fixe et une piste pour courir. Les filles avaient leurs
propres activités. Deux d’entre elles, des nouvelles venues en 1945, avaient
fait de la danse. Elles étaient prodigieuses. On participait à des jeux, on
fabriquait des cabanes avec des cadres de branches coupées dont on bourrait les
orifices avec de l’herbe sèche. Ça sentait bon et l’on avait chaud. Pour nous,
l’outil indispensable était le couteau, Pradel ou Opinel, qui nous permettait
de tout faire. Nous savions comment l’utiliser pour ne pas nous couper.
Les garçons étaient souvent sollicités pour participer à des corvées
chez les paysans des environs. Dans les champs, on passait des journées à
débarrasser les plants de pommes de terre des doryphores. Cette corvée était
harassante et durait plusieurs jours... On chialait tellement le sol était
froid en automne pendant la cueillette des haricots ou la récolte des pommes
de terre. Plus tard, on revenait pour les plantations. On passait toujours
devant une maison au bout de la propriété. Sur le pignon était inscrit : « Une
journée sans vin est une journée sans soleil.
Avec quelques copains, nous étions parfois réquisitionnés pour tirer une
charrette à bras jusqu’au village de Cour-Cheverny situé à 3 km de La Sistière.
L’établissement ne possédait ni véhicule, ni cheval. On s’y mettait à six pour
tirer la charrette et ramener du ravitaillement ou du matériel. Un jour, après
le départ des Allemands, on s’est rendu en corvée à la mairie de Cour-Cheverny
pour débarrasser le mobilier cassé par les Allemands avant leur départ en 1944.
Nous étions des petits gabarits, mais nous étions efficaces ».
La « corvée de l’étang » en 1944
« Un jour d’été, une partie de l’étang devait être nettoyée. Monsieur
Duvoux avait trouvé la solution : dix d’entre nous dont je faisais partie se
sont dévêtus, sont entrés dans l’eau et, couverts de vase, ont exécuté la
corvée de curetage. On avait honte. Deux de mes copains, les plus forts se sont
rebiffés, Hamel et Henri Germain, mais Monsieur Duvoux les a menacés avec sa
canne ».
L’enseignement religieux
« On avait des leçons de catéchisme. On a fait notre Première Communion
habillés en « dimanche » et l’on portait tous un brassard blanc de premier
communiant, garçons et filles mélangés sur la photo ».
Les fugues
« Durant mon séjour, il y eut deux fugues. En 1943, un pensionnaire de
14 ans s’est enfui. On ne l’a jamais revu. La même année, un bon copain, qui
s’appelait Jean Capelle s’est lui aussi enfui. Il avait 16 ans. Au printemps
1945, il est revenu nous voir en uniforme de soldat. Il avait pris le maquis et
a été enrôlé dans la Première Armée de De Lattre de Tassigny. Il avait une voix
d’homme, ce qui nous a surpris. Il nous a dit avoir fait la campagne des Vosges
et avoir eu les pieds gelés tellement l’hiver 44/45 avait été rigoureux. Ce
héros nous a vraiment bluffé et nous l’avons admiré ».
La Libération
« Les Allemands sont partis de Cour-Cheverny en juillet 1944. Nous les
avons vus se diriger vers Chambord. Ils quittaient la région sous la pression
des Alliés qui libéraient le pays. Les escadrilles de « forteresses volantes »
passaient au dessus de nos têtes pour aller bombarder les ponts et les noeuds
ferroviaires. Des chasseurs allemands attaquaient les forteresses et se faisaient
abattre par les chasseurs de protection. Un dimanche, on a été averti que des
combats allaient avoir lieu et on a passé des heures dans les fossés de la
futaie du domaine. En cette année 1944, le maire de Montrouge, monsieur Cresp,
a été remplacé par monsieur Delaunay. La directrice de La Sistière,
mademoiselle André, que nous avons regrettée tellement nous l’aimions, a été
remplacée par madame Chauveau. L’une des premières décisions de la nouvelle
directrice a été de remplacer la « soupe » du petit déjeuner par du café au
lait en semaine et du chocolat au lait le dimanche. Cette personne était
énergique, disons même que c’était une femme « à poigne ».
Les nouveaux hymnes 1944/1945
« Fin 1944, la victoire des Alliés semblait acquise car dorénavant nous
avions des nouvelles du front. Madame Duvoux nous a appris à chanter
successivement le « God Save The King », l’hymne Américain, et l’hymne de
l’Union Soviétique. Plus question de chanter « Maréchal nous voilà » ! Nous
n’avions aucune idée de ce que nous allions devenir. On parlait beaucoup de
Robert Demorget, acteur qui jouait dans plusieurs films de l’époque et l’on
disait que c’était un ancien de la Sistière qui avait joué dans le film « Le
carrefour des enfants perdus ». On ne parlait que de lui. Au printemps 1945,
des soldats Français sont venus nous rendre visite à La Sistière. Ils se sont
mal conduits et monsieur Duvoux, le directeur, a prié le commandant de
repartir. Les Allemands, eux, ne nous ont jamais importunés ».
Le départ définitif du 21 juillet
1945
« Le 8 mai 1945, la directrice, Madame Chauveau, nous a tous réunis
pour nous annoncer que la guerre contre l’Allemagne était terminée. Ce fut un
cri de joie inoubliable. On a tout de suite pensé qu’on allait revoir nos
familles. En juillet, on nous a prévenus que nous allions tous quitter
définitivement La Sistière pour retourner à Montrouge. On appréhendait ce
moment car nous allions perdre nos repaires. Certains n’avaient plus de famille
et allaient quitter celle de La Sistière. Le 21 juillet, on a voyagé ensemble
jusqu’à Montrouge. Je suis sorti le dernier de l’autocar. Personne ne
m’attendait et suis resté seul sur le trottoir. Ma mère travaillait à Paris et
c’est ma tante Jeanne qui a été avertie de ma présence par les autorités de Montrouge.
Elle m’a accueilli et conduit dans le 5e arrondissement de Paris, dans la minuscule chambre d’hôtel où logeait
ma mère qui n’était pas rentrée du travail. Une autre vie allait commencer pour
moi, et ce jour-là, j’ai vraiment regretté la Sistière car nous formions une
grande famille. J’avais le coeur gros. Pendant cette guerre, nous n’avions pas
connu les bombardements meurtriers des soldats ennemis puis alliés. Aucun
Allemand n’est venu nous menacer ni nous brutaliser. On n’a rien su de ce qui se
passait jusqu’à la Libération. Nous n’avons pas connu les tickets de
rationnement, les privations, les interminables files d’attente pour trouver
un peu de nourriture. Dès le lendemain de mon arrivée à Paris, j’ai connu ces
files d’attente. Les enfants dont les parents travaillaient étaient mis à
contribution.
Le 7 août 1945, alors que la presse du soir annonçait le largage de la
bombe atomique sur Hiroshima, je fus confié à une amie de ma mère et l’on prit
le train de nuit à la gare Montparnasse à destination du Finistère, chez mes
grands parents maternels. Largué à Guingamp, je poursuivis le voyage jusqu’à
Chateauneuf du Faou où j’arrivai le lendemain après midi. J’étais seul et ce
jour-là, j’ai réalisé qu’on m’avait protégé durant toute la guerre. J’ai pensé
à la grande famille formidable que je venais de quitter : celle de La Sistière
».
Germain Ghorbal
Nice, le 25 décembre 2017
La Grenouille n°39 - Avril 2018
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