À l’occasion des
fêtes du village, il aimait raconter l’histoire de son village sous le caquetoire
où les spectateurs se rassemblaient. Il commençait toujours son récit par l’évocation
de la peste noire et du cimetière qui se trouvait anciennement place de
l’église Saint-Étienne de Cheverny.
La peste et les loups !
« Drôles
et drôlières, ben vnue cheu nous. Nous allons vous conter noute commune de Cheverny
d’hier à nos jours. On est là sur c’te place où vous avez sous vos godasses un cimetière.
C’est en 1628 que la peste noire a décimé 60 % des habitants de Cheverny. Comme
il n’y avait plus de cercueils, les morts ont été mis en fosse commune.
Quelques temps après, pour aggraver la situation, une invasion de loups décima
la campagne dévorant chieuves (chèvres), piaules (moutons) et oui-ouisses
(oies), ce qui provoqua la famine dans toute la région... ».
Le lavoir
communal
Le lavoir de Cheverny |
Il se situe au bord de la rivière Le Courpin, à l’endroit
où elle pénètre dans le parc du château. « Avant la guerre, j’allais
rejoindre quelquefois ma grand-mère qui se rendait au lavoir (construit au
milieu du 19e s.) pour
faire sa lessive. Elle s’y rendait avec son vélo à 3 roues avec lequel elle
transportait son linge et le bois pour chauffer l’eau des lessiveuses. Elle
utilisait de la saponite pour remplacer le savon. Il y avait, en effet, dans le
local couvert du lavoir, deux cheminées (une dans chaque angle du bâtiment).
Les journées de lavage étaient réglementées. Elle y passait la journée entière.
Il y avait 5 bassins : le premier, près de l’arrivée de la source qui
l’alimentait était réservé pour prendre l’eau à bouillir et pour rincer le
linge. Le travail était pénible et dès l’apparition des machines à laver le
linge, le lavoir cessa d’être utilisé ».
L’église
« L’église
Saint-Etienne est pourvue d’un caquetoire et l’intérieur est équipé de bancs
dans des box, ou prétoires, sur lesquels on inscrivait à l’époque le nom de
chaque paroissien. C’était une bretonne, madame Fortune, qui gérait les emplacements.
Elle se rendait à la messe avec sa coiffe bretonne sur la tête.
Du temps de
l’abbé Janvier, le Suisse (ou bedeau), surnommé Popaul, sonnait les cloches, l’Angélus,
le tocsin. Il avait un fort penchant pour le vin de messe de monsieur le curé.
Ce dernier, trouvant son vin de plus en plus mauvais (fade), convoqua le
vigneron et lui fit des reproches sur la qualité de celui-ci. Étonné, le
vigneron lui confirma que le vin livré était toujours le même. Éclairé par le
Saint-Esprit, notre bon curé compris aussitôt d’où venait la supercherie. Il ne
dit rien, mais, subrepticement, mis dans la bouteille un puissant purgatif. La
veille de Pâques, le jour de la grand-messe, le pauvre bedeau alla bien souvent
aux toilettes, ce qui ne manqua pas d’intriguer les fidèles. Le curé, montant
en chaire, raconta l’histoire et le bedeau, pris de remords, ne toucha plus
jamais au vin de messe ».
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La louée « Chaque année, au moment de
l’Ascension, le village se rassemblait. Cette assemblée était très importante
et l’on y venait de toute la région, y compris de la Beauce. C’est à ce
moment-là que se tenait "la louée" (chômeur ou tâcheron en quête
d’emploi). Les différentes catégories de demandeurs d’emploi se distinguaient
par un signe particulier inhérent à leur spécialité : les drôles, un foulard
autour du cou, pour un emploi de charretier ; un bâton de coudrier (noisetier) aiguisé pour les bouviers (gardien de vache) ; une pioche sur l’épaule pour les façonniers (travail à façon sur les chantiers) ; les drôlières attachaient une queue de chèvre à leur boutonnière pour un emploi de gardien(ne) de troupeaux de chieuves (chèvres) ; un morceau de laine de piaules pour les gardiens de moutons ; un plumet d’oie à la main pour les gardiens de troupeaux d’oies ; pour les « bonnes à tout faire », une balayette à la main. Les gens les plus aisés venaient de très loin pour trouver du personnel à leur
mesure : c’était l’occasion d’une grande fête au village ».
Les
enterrements
« Lors des enterrements, le corbillard était tiré par le
cheval blanc de Jules Pommier. Le cheval était recouvert d’un drap noir et
blanc comportant 4 cordons qui étaient tenus par les amis du défunt. Il
existait alors trois sortes de cérémonies : une simple pour les plus miséreux,
une avec tentures dans l’église pour les plus aisés et une troisième, dite de
première classe, pour les plus riches, avec des tentures supplémentaires sur le
caquetoire et dans l’église ».
Mariage à Cheverny en 1934 |
Le garde champêtre « À l’époque,
le garde champêtre, qui s’appelait monsieur Marquis, était un ancien militaire qui
n’avait qu’un bras. À chaque événement, il circulait dans les rues pour
annoncer une naissance, un mariage, une circulaire de la mairie... en criant
"Avis à la population"... et, avec son seul bras, il battait du
tambour. La mairie était située au premier étage de l’immeuble où se trouve
aujourd’hui l’épicerie et la crêperie La Cour Aux Crêpes. Le garde champêtre, qui
faisait fonction de secrétaire de mairie, logeait au rez-de-chaussée où se trouvait
également la boulangerie ».
Le carrier « Lorsque je venais voir
ma grand-mère au lavoir, je rencontrais souvent le carrier qui exploitait la
carrière de pierres située en face du lavoir, de l’autre côté du Courpin (elle
est aujourd’hui envahie par un bois). Employé du marquis, propriétaire du
château de Cheverny, il était aussi chargé d’entretenir certains chemins de la
commune et, notamment, le chemin du Chêne des Dames. Habitant près du lavoir,
il gardait la clef et attribuait les places aux lavandières qui payaient 5
sous.
La veuve de l’ancien carrier, Raymond Janichewsky décédé en 1918 à
Verdun, habitait une maison en bois sur le chemin situé au-dessus de la
carrière conduisant du lavoir aux Galochères. Elle avait une mule qu’elle emmenait
à la source qui alimentait le lavoir et récoltait les sangsues qui se posaient
sur les pieds de la mule pour les vendre aux apothicaires, ce jusqu’en 1940 ».
Pierre Durand - La Grenouille n°41 - Octobre 2018
« Je suis née en 1923 et j’ai
vécu toute ma vie à Cheverny. Ce petit pays était le berceau de mes ancêtres,
parents, grands-parents et arrières grands-parents qui y sont nés ». «
Du temps de ma grand-mère, il n’y avait pas encore d’école à
Cheverny. Elle fréquentait alors l’école libre de Cour-Cheverny (devenue l’école
Saint-Louis) dirigée à l’époque par des religieuses. En 1884 lorsque fut créée
l’école de filles à Cheverny (l’école de garçons avait été ouverte en 1855), ma
grand-mère fut choisie, en tant que meilleure élève, pour réciter à monsieur le
préfet le compliment d’inauguration de l’école ».
La rentrée des classes
« Je me
souviens de ma première rentrée des classes : les uns étaient joyeux, les autres
pleuraient, mais c’était quand même une belle journée avec la distribution des
livres et des cahiers, les pupitres encaustiqués et le tablier neuf bien
repassé. Il faut avoir à l’esprit que certains enfants faisaient plus de quatre
kilomètres à pied pour venir en classe, bien souvent trempés ou les doigts
rougis par le gel en hiver. Nous mettions nos vêtements à sécher autour du
poêle et bien souvent ils n’étaient pas secs pour repartir le soir ».
La remise des prix
« À l’époque, les garçons et les
filles étaient séparés dans les classes et dans la cour de récréation. Les
seuls moments où l’on se trouvait ensemble étaient ceux de la préparation de la
fête de la distribution des prix, en fin d’année scolaire. Nous décorions dans
la joie de jolis costumes avec des fleurs pendant que nous chantions,
accompagnés par une fille de la grande classe qui jouait du violon. Quelle
fierté que d’aller chercher notre prix (un livre rouge à tranche dorée) ! Et si
nous avions la chance d’être premier de notre classe, c’était des mains de
monsieur le maire que nous recevions notre prix : quel honneur ! La récompense,
en sortant de cette fête, était d’aller boire un verre de limonade chez les
parents de Martial qui tenaient l’un des cafés du village : c’était "le
top" ! »
Les commémorations
Fête dans le parc du château de Cheverny |
« Les enfants de village
étaient invités à participer aux commémorations du 14 juillet et du 11 novembre
au monument aux morts. Au 14 juillet nous chantions :
"À ciel radieux, tu
t’élances
Gloire à Toi sainte Liberté
Etends tes deux ailes immenses
Sur la
France et l’humanité".
Le 11 novembre nous chantions l’hymne à la Liberté.
À propos du monument aux morts de la guerre de 1914-1918, la statue du soldat qui
se dressait au-dessus est tombée la veille de l’arrivée des Allemands dans le
village, en 1940. Elle n’a jamais été remise en place ».
Les fêtes de
l’église
« Tous les dimanches nous avions la messe et les vêpres et nous
faisions à l’époque deux communions (à 11 ans et 12 ans, toujours à la Pentecôte).
Trois jours avant, nous pratiquions une retraite et, à cette occasion, nous
allions en récréation dans le parc du château où les garçons apportaient des
sodas en cachette. Pour les communions, les filles étaient habillées en blanc :
robe de mousseline et voile, bonnet et aumônière. Les garçons portaient des
costumes marins et des brassards.
Une dizaine de jours après, nous célébrions
la fête Dieu : le jeudi précédent nous allions faire la moisson de fleurs chez
les habitants et le samedi nous égrenions les pétales de roses et de pivoines
dans de grandes corbeilles. Le dimanche, après la messe, nous formions une procession
qui traversait le parc du château de Cheverny où un reposoir était installé à côté
de la pièce d’eau... Le curé était en tête, suivi des enfants de choeur, des
grandes filles avec les grandes corbeilles, des communiants en tenues et enfin
des plus petites filles habillées de blanc avec une couronne et une petite corbeille
tenant par un ruban autour du cou. Durant la procession, nous jetions des fleurs sur le
parcours en chantant des cantiques...
Le lendemain de Noël, on célébrait
SaintÉtienne, patron de la paroisse. Une belle fête était donnée où presque
tout le monde était présent. Après la messe et les vêpres, le pain bénit,
offert par les châtelains, était distribué à tous et je crois que certains ne venaient
que pour cela. À cette époque, l’électricité n’était pas installée dans
l’église. Des bougies étaient reliées entre elles par un fil d’étoupe : quand
l’enfant de coeur allumait l’ensemble, on trouvait cela féérique. À ce moment,
nous entonnions à tue-tête le chant de Saint-Étienne avec monsieur de la Salle qui
battait la mesure : "À notre foi chrétienne nous resterons soumis".
Ces
fêtes étaient l’occasion, pour les dames et les messieurs, de s’endimancher :
les dames sortaient leurs bonnets broche ou leurs chapeaux ainsi que des
manteaux en caracul (1) ou en astrakan, ou encore, des "renards" jetés sur
les épaules. Tout le monde avait un sac à main, un chapeau et des gants ».
Fête dans le parc du château de Cheverny |
Le
millième cerf « Le propriétaire du château de Cheverny, Philippe de
Vibraye et son épouse (leurs parents habitaient le château de Chantreuil), s’installaient
l’hiver pour les chasses à courre avec les cuisiniers, femmes et valets de chambres.
Cela faisait de l’animation. Je me souviens d’une fête superbe, en 1938, pour
la prise du millième cerf ; c’était beau de voir les sonneurs et les invités
arriver par la grande allée. On donna un dîner superbe réalisé par un traiteur
de Blois (la maison Arena) dans la salle à manger et la salle des gardes ».
Les commerçants et les artisans « Il y avait trois « bistrots » à
Cheverny : un sur la place où se déroulaient les repas de mariage, des bals et
du cinéma de temps en temps, puis le café des parents de Martial, face à la
boulangerie, et un autre face au monument aux morts. Une anecdote : le jour de
la Saint-Vincent, patron des vignerons, après la messe, les rouges allaient
dans l’un et les blancs dans l’autre ; je parle bien entendu des partis
politiques... Avec la boulangerie, les épiceries et les nombreux artisans, le bourg
menait une vie active et agréable ».
Le stade « Le stade animait
aussi le village. Le dimanche, les hommes assistaient au match de foot et les
femmes venaient les retrouver avec les enfants. En revenant, les uns mangeaient
un petit gâteau, les autres buvaient un verre. La gaîté à Cheverny a commencé à
s’éteindre après la disparition du stade, puis de la messe du dimanche, puis de
l’école ».
La guerre de 1939-1945 « Nous avons subi l’occupation
allemande et j’ai été certainement la première à assister à l’arrivée des
Allemands sur le sol de notre commune en 1940 : tout le monde était parti soit
dans les bois ou plus loin. Plus une maison n’était ouverte, sauf la nôtre, rue
de l’Argonne ! Quand ils sont arrivés, les Allemands ont investi le village.
Nous étions, avec mon frère Bernard Sinet, restés seuls avec notre mère. Ils
ont occupé notre maison toute la nuit et attaché leurs chevaux à tous les
arbres : je ne vous raconte pas l’état du jardin au mois de juin... Enfin ils
ne nous ont pas fait de mal. Puis il a fallu subir cette occupation. Pendant quelques
semaines, les officiers occupaient La Roseraie, avenue du Château et dans le chemin
aujourd’hui appelé "l’Allée" (la maison de M. Guichard au n° 3). Ils
ont été ensuite logés au château de Chantreuil et leurs chevaux ont été remisés
aux écuries du château de Cheverny (durant cette occupation, on ne visitait
plus le château). Cela a duré 4 ans pendant lesquels on a vécu avec des
privations (bien moins cependant que dans les villes), il fallait des tickets
pour tout : alimentation, chaussures, textiles, pétrole, etc. On avait des
semelles de bois, des pneus rechapés tenant avec des ficelles. Le marché noir s’était
installé et certains gagnaient beaucoup d’argent. Le soir, on subissait le
couvre-feu et il fallait s’équiper de lumières bleues pour ne pas attirer
l’attention des avions. À Blois et aux alentours les ponts ont été détruits ».
À
Cheverny, nous avons eu des résistants. A mon avis, il y avait des
parachutages. Le 15 août 1944 nous aurions pu subir un second Oradour car
certains de ces gars tiraient pardessus le mur du château et nous devons notre
salut à monsieur Hans Haug, qui était conservateur des oeuvres d’arts du musée du
Louvre entreposées provisoirement au château de Cheverny. Cet Alsacien parlait parfaitement
allemand et, après de longs palabres, il nous a finalement sauvés. C’est un miracle
que je puisse écrire cela aujourd’hui car les balles sifflèrent au-dessus de
moi. Cheverny aurait pu, après la guerre, rendre un hommage à cet homme
courageux » (voir La Grenouille n°.5 d’octobre 2009).
« Pendant
ces 4 années, la vie s’était un peu organisée : il y avait des kermesses au
profit des prisonniers de guerre (il y en avait beaucoup à Cheverny). De belles
fêtes étaient données dans le parc du château : fêtes de nuit avec les «
ballets lumineux » de Viviane Deck, et les artistes de l’époque : André
Claveau, Elyane Célis, Charles Trenet et les trompes de chasse. Après ces
longues années, la Libération est enfin arrivée. Petit à petit, la vie reprit
son cours en s’organisant autour d’un gros travail de reconstruction ».
(1) Karakul : Caracul ou Karakul : race de moutons à poils longs, originaire de village de Karakul, dans la province de Boukara en Ouzbékistan. Par extension, karakul désigne également la fourrure de ce mouton.
Yvette Cazin-Sinet - La Grenouille n°41 - Octobre 2018
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