Le 21 janvier dernier, le film « La vie est belle » de Roberto
Benigni était projeté à Cheverny dans le cadre de « Clap 41 – Le cinéma près de
chez vous » organisé par le Conseil départemental du Loir-et-Cher. Ce film nous
a replongés dans les horreurs des camps de concentration, même si l’originalité
du scénario en atténue quelque peu la réalité.
Un témoignage bouleversant
Après le film, le public a reçu le témoignage très émouvant de Francine
Clément, chevernoise, qui nous a fait revivre le calvaire que ces hommes et ces
femmes ont enduré pendant toute cette période. Comme nous l’écrit un spectateur
: « Nous avons partagé un intense moment de sincérité. Francine a occupé l’espace
avec l’histoire inédite du parcours de son papa, qui faisait écho à la
projection précédente, avec courage mais avec aussi beaucoup de réserve. Ce
récit, plein de force et de nuances, nous permet de retenir cette soirée comme
un temps suspendu, où il était question d’humanité. Il permet d’entretenir la mémoire
de ce parcours qu’il nous faut garder le plus longtemps possible. Et tous ceux
qui y ont assisté en resteront très émus ».
Le parcours d’un héros
Francine est en effet la fille de Gilbert Aubry (1925-1994) : entré
dans la résistance à Blois à 14 ans, il est arrêté par la Gestapo en 1944, à 18
ans, puis déporté au camp de Natzweiler- Struthof dans les Vosges, puis à celui
de Dachau en Allemagne. Les violences qu’il a subies et le courage dont il a
fait preuve sont absolument sidérants. Son histoire peut être consultée au
Centre de la Résistance, de la Déportation et de la Mémoire (CRDM) à Blois où
est exposée sa biographie, et dans le livre de Lucien Jardel et de Raymond
Casas « La Résistance en Loir-et-Cher » (1). Le site internet (2) du
CDRM vous permettra également de connaître le parcours de cet homme au vécu dramatique.
Sans détailler davantage le parcours de ce héros dont chacun peut
prendre connaissance comme décrit ci-dessus, il nous a paru intéressant de
faire partager à nos lecteurs le vécu de Francine et de sa soeur Danielle que
nous avons également rencontrée, et de quelle manière elles ont découvert les
terribles épreuves qu’a vécues leur papa.
C’est aussi une façon pour nous de participer à la commémoration des 80
ans de la libération des camps nazis qui est célébrée à plusieurs dates et dans
différents lieux au cours de l’année 2025.
Des souvenirs d’enfance bien particuliers
Francine et Danielle : « Toutes gamines, nous avons
toujours entendu parler de "la guerre", sans avoir conscience de ce
que cela représentait, et c’est petit à petit que nous avons découvert ce que
cela comportait comme évènements tragiques. Nous étions impliquées dans les
commémorations, en participant aux cérémonies, en vendant les bleuets (3) ou en
aidant à l’envoi de courriers aux membres de l’association des Déportés. Nous
rencontrions souvent des "copains de guerre" de notre papa, mais ni
eux ni lui ne parlaient de leur passé devant nous… Pour lui, c’était sans doute
douloureux d’en parler, et il voulait certainement nous protéger des horreurs
qu’il avait vécues. Et nous, nous n’osions pas le questionner… ».
C’est ainsi que s’établit petit à petit le silence autour de ces
évènements tragiques, ce qui peut aussi, à plus long terme, mener à l’oubli…. Heureusement,
des témoins (mais bien peu sont encore présents…) ou descendants de témoins,
sont là pour nous parler de cette tragédie, et œuvrent pour que le souvenir se perpétue.
F. & D. : « Papa a toujours été très gentil avec nous,
et très attentionné. Il était très bricoleur [il avait une formation de
serrurier] et nous fabriquait des jouets… Il a eu souvent l’occasion de nous
expliquer que "ce sont les Nazis qui sont méchants, pas les
Allemands", une bonne façon de nous apprendre l’histoire… C’était aussi un
homme qui dégageait une force impressionnante et il avait la réputation d‘être
un homme intègre, sur qui on pouvait compter.
Nous habitions aux abattoirs de Blois quai Ulysse Besnard, où il
était agent d’entretien, puis nous avons déménagé en Vienne ».
F. : « À l’entrée en 6e, papa a souhaité que
j’apprenne l’allemand, mais je voulais apprendre l’anglais. En fait, il
souhaitait avoir ainsi la possibilité de comprendre des expressions allemandes
qu’il avait si souvent entendues dans les camps…, comme "rauss schnell"
et bien d’autres... Et j’ai bien sûr fini par accepter et j’ai pu lui fournir
certaines traductions…
En classe de 5e, le professeur d’histoire a demandé qu’un élève
fasse un exposé sur la déportation ; je me suis portée volontaire et j’ai
demandé à Papa de m’aider. Plutôt que de m’en parler, il a préféré me donner
des livres … Je ne lui ai jamais montré mon exposé, et il ne me l’a jamais
demandé… ».
F. & D. : « Papa nous a donné peu de détails sur
sa vie dans les camps. Mais il nous a notamment évoqué la présence d’un prêtre français
à ses côtés au Struthof. Celui-ci se cachait dans un coin pour prier avant le repas…
Papa, qui n’était pas croyant, lui a dit "Fais-le" et l’a poussé à
faire sa prière sans se cacher, et ses camarades attendaient la fin de la
prière pour manger ».
Un souvenir marquant pour les deux soeurs… : la visite des camps en
1973 pour Francine et en 1975 pour Danielle.
F. : « Mon frère et moi avons accompagné mes parents
pour un voyage en Autriche en 1973, j’avais 17 ans. Sur le chemin, nous avons
visité les camps de Natzweiler-Struthof et de Dachau. Papa, que nous tenions
par la main, a pleuré lors de ces visites et est resté silencieux. Il nous a
simplement expliqué que lors de son arrivée au camp du Struthof, on avait
demandé aux riverains de fermer les volets, pour les empêcher de voir défiler devant
eux la colonne de déportés arrivant au camp… ».
D. : « Au Struthof, il nous a montré l’emplacement d’un
baraquement en nous disant "J’étais là…"» .
F. & D. : « Dans les documents recensant les déportés,
Papa avait été classé "déporté poli- tique", mais il revendiquait
qu’on le recense comme "déporté résistant", du fait de son action
dans la lutte contre l’ennemi allemand, et il a obtenu cette désignation ».
F. : « Je me souviens également du jour où nous avons
regardé ensemble à la télévision le film "Holocauste" sorti en 1978.
À la fin du film, il nous a dit : "C’est juste, à un détail près…". À
un moment, on voit le corps d’un déporté mort, et ses camarades protègent le
cadavre avec une couverture. Il nous a dit : "Dans la réalité, la
couverture, on l’aurait gardée pour nous". Ces quelques mots donnent la
dimension de l’horreur vécue par les déportés dans ces camps, et les
souffrances qu’ils ont endurées.
En chanson
Les deux sœurs nous indiquent également que leur papa aimait écouter
des chansons françaises. Et parmi celles-ci figurait « Nuit et brouillard », de
Jean Ferrat, … Témoignage glaçant quand on sait ce que « Nuit et brouillard »,
(« Nacht und Nebel » en allemand, N. N.) signifiait, et que Gilbert Aubry avait
été classé dans cette catégorie… Cette expression traduit une décision d’Hitler
de condamner les opposants au régime nazi à « disparaître totalement, sans
laisser de traces, comme des silhouettes englouties dans la nuit et le brouillard…»
(Réf. « Chemin de Mémoire » – Ministère des Armées).
Notons enfin que Francine intervient régulièrement dans le milieu
scolaire ou dans d’autres entités des environs, contribuant ainsi à perpétuer la
mémoire des déportés.
Merci à Francine et Danielle de nous avoir fait part de ce qu’elles
ont vécu auprès de leur papa, au travers de témoignages très touchants, qui
donnent un éclairage particulièrement édifiant sur cette tragédie qu’il ne faudra
jamais oublier.
P. L.
(1) « La Résistance en Loir-et-Cher » - Presses Universitaires de
France - 1994
(2) www.musee-resistance41.fr/1939-1945/biographies/ aubry-gilbert (3)
Le Bleuet de France est le symbole de la mémoire et de la solidarité, en
France, envers les anciens combattants, les victimes de guerre, les veuves et
les orphelins
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