Le troisième fox du chenil

Le 8 mai 1945, la liesse est partout en France. Les gens reprennent progressi­vement une activité « presque normale ». Auguste Bourgeois, garde-chasse, a récu­péré son fusil depuis fin août 1944, époque où la région a été libérée.

Auguste Bourgeois et le sanglier à Cheverny
Auguste Bourgeois
En effet, au moment de l’invasion, les Allemands confisquaient toutes les armes à feu. Quand mon père apprit cette directive, il s’empressa de cacher un de ses deux fusils (l’autre étant à Blois chez son armurier pour réparation). Il avait pris soin de le démon­ter, de le graisser plus que de coutume, de l’envelopper dans un tissu, puis dans une toile imperméable. Ensuite, il le mit dans une caisse en bois de sa fabrication et alla le cacher dans la forêt, dans un endroit que même ma mère, mes sœurs et mon frère ignoraient. Cet endroit, mon frère Raymond le découvrit (près de cinq ans plus tard) le jour même où mon père alla le récupérer. Il avait grimpé la caisse contenant le fusil à bonne hauteur dans un sapin très branchu et invisible du sol. Quant à son autre fusil, il avait été confisqué avec tout le stock présent chez l’armurier à l’époque, et de ce fait, mon père ne put le récupérer.
Pendant ces années noires, la chasse était prohibée pour les français, elle était régie par l’occupant. Les Allemands organisaient par­fois des battues aux grands gibiers en forêt de Cheverny. Principalement réservées aux gra­dés, ils réquisitionnaient alors les gardes qui, connaissant parfaitement le terrain, dirigeaient les battues en conduisant les « rabats » (1). À cette occasion, l’occupant avait remis un fusil aux gardes ainsi que des munitions, qu’il fallait rendre à la fin de la battue.
Dans leurs tâches quotidiennes, le rôle des gardes se limitait alors à la gestion des coupes de bois de chauffage, très demandé à l’époque. Le braconnage était pratiqué, notamment sur le lapin de garenne qui abon­dait partout, collets et « fermés » (2), étaient largement utilisés en l’absence d’armes à feu. Gardes et propriétaires fermaient les yeux, tout le monde avait faim…
Cependant, le sanglier lui, s’était bien déve­loppé, n’étant plus chassé. Aussi, dès la libération, il fut expressément demandé aux gardes de réguler au mieux ce cheptel gran­dissant. Le marquis Philippe de Vibraye était un veneur assidu. Pour lui, le seul animal digne d’intérêt était le cerf. Il fallait donc que les « bêtes rousses » (3) soient restreintes à une densité compatible au bon développe­ment des cervidés. Afin d’optimiser quiétude, nourriture et sécurité pour les faons nais­sants, il fallut traquer le « cochon » (4). Mon père, Auguste Bourgeois, aimait beaucoup la chasse aux sangliers car pour lui, cet animal était le seul digne d’une chasse à l’approche. Il est rusé, intelligent, courageux et, à l’occa­sion, il sait se défendre. Pour l’aider dans cette tâche, il avait deux fox-terriers… enfin, plus terriers que fox. Il s’agissait d’un croisement entre ratier et fox-terrier déjà plus ou moins bâtards. Ces chiens n’avaient rien du standard que l’on rencontre dans les concours de beau­té. Ils étaient de couleur feu, presque roux, avec quelques taches blanches et noires. Le mâle s’appelait Clairon, la femelle Trompette. Ce joyeux orchestre était « créancé » (5) sur le sanglier. Sevrés depuis trop longtemps, ils étaient impatients à chaque départ de chasse.
Auguste Bourgeois et le sanglier à Cheverny

Ces chasses pouvaient se dérouler de trois façons :
- officielle, en battue avec quelques invités de marque et les trois gardes ;
- en équipe restreinte : les gardes, le régis­seur, et le piqueux ;
- seul, à la « billebaude » (6) à l’occasion d’une tournée de surveillance.
Cette troisième méthode avait sa préférence. Après avoir « rembûché » (7) un ou plusieurs sangliers, il revenait rapidement sur sa « bri­sée » (8) accompagné de ses chiens. Auguste Bourgeois connaissait parfaitement les zones broussailleuses de chaque parcelle : les hautes « brémailles » (9), les épines noires entremê­lées, les callunes et les fougères sèches. C’est là que se remisent les sangliers quand le jour se lève. Ces attaques où il opérait seul ne duraient pas longtemps. Il mettait ses chiens sur la « brisée », les appuyait en marchant directement vers les zones fourrées. Deux cas de réaction s’observaient souvent : soit les bêtes détalaient aux premiers aboiements et filaient droit devant, quittant l’enceinte, et la chasse était souvent finie, soit tout le monde, ou presque, restait dans les broussailles, se sentant en sécurité et faisait alors face aux chiens en tournoyant sur quelques hectares. Là, il y avait danger, et pour les chiens et pour les cochons. Placé à bon vent, mon père attendait patiemment, un individu viendrait bien par passer à bonne portée. Parfois, un ragot (10) décidait de tenir le « ferme » (11). Dans ce cas-là, le garde doit réagir rapidement car les chiens sont en danger, il doit les appuyer de très près afin d’apercevoir le cochon et de pouvoir le tirer dans les meilleures conditions possibles, y compris vis-à-vis des chiens. Par exemple, une laie avec des petits tentera de défendre sa portée plutôt que de fuir. C’est précisément dans ces circonstances qu’un jour, mon père et mon frère Raymond alors âgé de 16 ans étant partis chasser à pied, virent les deux fox mettre au ferme une laie « suitée » (12). Malgré le courage de la mère, les chiens capturèrent un jeune marcassin qui s’était trop éloigné de sa protection. Malgré un rappel rapide des chiens, le petit couinait dans la gueule de Trompette. Mon frère, avec l’assentiment du père qui veillait, se précipita afin d’arracher le petit des dents de la chienne. Blessé au côté, il couina encore plus fort lorsque Raymond réussit à le glisser dans la poche du dos de sa veste carnier qu’il dut bou­tonner car, même pas plus gros qu’un lapin de garenne, le marcassin gesticulait. Comme il était sérieusement blessé, ils décidèrent de rentrer au plus vite à la Tesserie (13).

La famille s’agrandit
En examinant le marcassin de plus près à la maison, on constata que sa peau était déchirée sur le flanc. Il fallut la recoudre. Mon père avait l’habitude, il avait déjà été amené à recoudre les fox blessés par des sangliers. Ils s’y mirent à deux et, le travail fini, ils ins­tallèrent le marcassin dans une caisse garnie d’une couverture près de la cheminée. Il n’était pas des plus vigoureux après l’opéra­tion. Caché sous la couverture, il ne bougeait plus, ou plutôt « elle » car, à l’opération, on constata que c’était une laie.
Mes sœurs, ravies de voir arriver ce petit animal inoffensif, si joli avec ses rayures jaune pâle, si attendrissant, l’adoptèrent de suite. Dès le lendemain, alors qu’il reprenait goût à la vie, elles s’en occupèrent. Yvonne soigna sa blessure et lui trouva un nom : elle s’appel­lera Charlotte. Huguette se débrouilla pour trouver un vieux biberon afin de la nourrir au lait de vache. Renée, plus jeune, lui apporta ses meilleures caresses. Charlotte se rétablit rapidement et, au bout de quelques jours, délaissa le biberon pour goûter à la pâtée des chiens. Au début, elle vivait à la maison car on craignait de la voir repartir en forêt. Très vite, choyée, dorlotée, caressée, gâtée, elle fit partie de la famille. Elle n’eut même aucune rancune envers les chiens avec qui elle com­mença à jouer et ces derniers l’adoptèrent comme l’un des leurs. Le troisième fox du chenil était né.

Un jeune sanglier bien nourri grandit très vite
Charlotte dépassa rapidement la taille des deux fox. Après un mois d’adaptation, il fut décidé de la laisser gambader dans la cour. À l’heure de la pâtée, elle mangeait avec les chiens et, très normalement, faisait copain-copain avec eux, jouant tel un jeune chien. Les semaines suivantes, elle retrouva une liberté totale. La barrière de la cour restant ouverte, elle commença à découvrir les alen­tours immédiats de la maison forestière : les bois tout proches où elle retrouva le besoin de fouiller, les prés où elle côtoya les vaches, la mare où elle alla se souiller, enfin, tout ce que font dans la nature ses congénères. En revanche, elle rentrait tous les soirs, plus pré­cisément à l’heure du casse-croûte. Dès l’au­tomne venu, les vaches regagnèrent l’étable et, tout naturellement, Charlotte alla aussi coucher dans l’étable. Elle adorait s’allonger le long du corps de « Charmante », c’était la plus docile qui l’acceptait volontiers : pas raciste la vache !.. Charlotte bénéficiait ainsi de la litière et de la chaleur de l’étable.

Le plus drôle est à venir
Mesurant maintenant entre quarante et cin­quante centimètres au garrot, Charlotte est de taille à devenir un vrai jouet grandeur nature pour mes sœurs. En effet, la plus hardie des trois entreprit de lui grimper sur le dos. À défaut de cheval de bois, elle ferait une excel­lente monture pour des cavalières de 9-10 ans ! Charlotte acceptait momentanément une gamine sur son dos, mais lorsqu’elles y montaient à deux ou trois, elle se mettait à tourner sur elle-même éjectant tout le monde au bout de quelques secondes. Elle était aussi gourmande de caresses, elle adorait se laisser gratter le dos ainsi que derrière les oreilles. Après ces câlineries, on pouvait lui monter sur le dos. Elle se comportait vraiment comme le troisième chien de la maison. Un jour, mon père partit en tournée en vélo comme souvent, il emmena les deux chiens et Charlotte, autant dire les trois chiens. Le plus drôle survint quand les deux chiens prirent la « voie » (14) d’un de ses congénères et partirent en aboyant. Elle suivit les chiens qui couraient sur le cochon et ne revint que plus tard avec les deux fox. Lorsque mon père relata cet épisode à la mai­son, il précisa avec un sourire malin : je vous confirme que Charlotte n’a pas aboyé… Mais au fond, il était rassuré : elle n’était pas partie avec ses congénères. Ce type de chasse où Charlotte prit sa part à la poursuite de ses congénères se renouvela plusieurs fois. Elle restait parfaitement indifférente lorsque la traque se terminait par la mort d’un des siens. On comprit que son vrai plaisir était de courir avec les chiens. Par la suite, elle s’éloigna de plus en plus de la maison, absente de longs moments, trouvant par elle-même quelques gourmandises. Cependant, outre la nourriture, un lien que je ne qualifierais pas d’amitié mais sûrement de reconnaissance était né.
Un après-midi d’automne où tout le monde vaquait aux tâches domestiques quotidiennes dans la cour et le jardin, mon père entendit des cris d’effroi provenant de l’orée du bois tout proche. Toute la famille alertée regarda, inquiète en cette direction, surprise de voir sortir du bois en courant, deux femmes, panier à la main et réclamant de l’aide ! On comprit rapidement l’objet de cette peur mal contenue, lorsque l’on aperçut à dix mètres derrière, notre Charlotte toute guillerette, cherchant un quignon de pain ou une caresse. Comprenant la scène, toute la famille éclata de rire. Les deux femmes entrèrent dans la cour, tout essoufflées criant qu’un sanglier les coursait ! Mon père goguenard leur répondit : « je sais, je l’ai moi-même envoyé, il est dressé pour chasser les champignonnistes ». Là-dessus, Charlotte s’est approchée et laissé caresser par les enfants, du même coup, rassurant les deux femmes qui reprenaient leur souffle.
Dédicace de Philippe de Vibraye  à Auguste Bourgeois
Dédicace de Philippe de Vibraye
à Auguste Bourgeois
Une année passa ainsi, Charlotte prenait du poids et sa taille devenait plus imposante. Elle ne ressemblait plus du tout aux chiens qui l’avaient capturée. Elle suivait toujours mon père dès qu’il partait en forêt, que ce soit à pied ou en vélo, avec ou sans les chiens. Un vrai lien s’était tissé entre lui et Charlotte. Je pense qu’elle le prenait pour le chef du clan, comme cela se passe dans une « compagnie » (15), où une vieille laie dirige les déplacements. Charlotte était maintenant connue à Cheverny et à Cour-Cheverny. Parfois, elle suivait mon père jusque chez le boucher où il venait chercher des déchets et des os pour les chiens. Le bou­cher s’en amusait et lui donnait quelques mor­ceaux de viande, juste pour la voir se dresser sur les pattes postérieures et s’appuyer de ses pattes avant sur le bord du comptoir, comme le ferait un chien.
Ces animaux ont une mémoire impression­nante et un flair incroyable. Je dois relater à ce sujet une anecdote amusante. Il faut rappeler que nous sommes juste après la guerre, la circulation n’était en rien comparable à celle d’aujourd’hui. Quelques rares C4 et tractions fréquentaient les rues, et on croisait plus fréquemment des cyclistes et des voitures à cheval. Mon père part de la Tesserie pour Cour-Cheverny où il se rend chez son coiffeur. Il prend soin de refermer la barrière de la cour afin que chiens et cochon ne le suivent point. Auguste Bourgeois est tranquillement assis dans le fauteuil du coiffeur, celui-ci en plein travail est brusquement interloqué par un brouhaha inhabituel dans la rue. Des excla­mations, des cris d’effroi, il ouvre la porte et là, Charlotte fait son show ! Elle avait réussi à sortir de la cour et à suivre au nez le trajet des 7 kilomètres qui la menèrent jusqu’au salon du coiffeur. Celui-ci n’en revenait pas, et quelle attraction insolite ! En quelques minutes un attroupement digne d’une star s’était formé. Quel nez et quel attachement !...

La fin de l’histoire
Charlotte est restée encore quelques mois à la maison, elle était belle, d’une taille respec­table car adulte maintenant. C’est alors que l’idée de la présenter au château de Cheverny germa dans l’esprit du régisseur. Ne serait-elle pas une intéressante attraction pour les visiteurs du château ? C’est ainsi, qu’au grand dam de la famille, elle fut transférée dans un local en exposition au vu des visiteurs, au même titre que la meute du chenil. Hélas, Charlotte n’était pas formatée pour la prison, elle dépérit et mourut rapidement au grand désespoir de mes sœurs et de mes parents.
Le manque de liberté, une nourriture diffé­rente et surtout un manque d’affection auront concouru à l’issue fatale. On voit bien, dans ce cas précis qu’un animal sauvage est fait pour vivre en liberté. L’en priver, à moins d’y apporter énormément de compensations, ce dont elle bénéficiait à la Tesserie est fortement déconseillé.
Jean de la Fontaine aurait pu dire en conclu­sion (mais ce n’est pas une fable) : « La privation d’amour et de liberté conduit à la mort tout être sensible, y compris un modeste sanglier ».

Michel Bourgeois, mars 2018

(1) Rabat : action de rabattre le gibier vers une ligne de tir lors d’une battue.
(2) Fermé : consiste à relever un grillage mobile après que les lapins aient pénétré dans un enclos.
(3) Bêtes rousses : sangliers d’un âge moyen.
(4) Cochon : nom donné au sanglier par les chasseurs.
(5) Créancé : dressé sur un type de gibier bien spécifique.
(6) Billebaude : chasser devant soi un peu au hasard.
(7) Rembûcher : s’assurer qu’un animal est bien entré dans une enceinte et n’en est pas ressorti.
(8) Brisée : branchette plantée dans le sol à l’endroit où l’animal est entré dans l’enceinte.
(9) Brémailles : hautes bruyères appelées aussi brandes (callunes) pouvant s’élever jusqu’à 2,50 m.
(10) Ragot : sanglier mâle vivant souvent seul, qualifié de vieux quand il est âgé.
(11) Ferme : tenir le ferme : sanglier décidé à faire face aux chiens et aux chasseurs, souvent dans un endroit très broussailleux.
(12) Suitée : femelle suivie d’une portée encore allaitée ou en bas âge.
(13) La Tesserie : ferme située dans la forêt de Cheverny, aujourd’hui disparue.
(14) Voie : odeur laissée par un gibier après son passage.
(15) Compagnie : groupe d’individus de tous âges, souvent mené par une femelle plus âgée.

Cet article a été publié en exclusivité dans le livre « Les grandes heures de Cheverny et Cour-Cheverny en Loir-et-Cher... et nos petites histoires ». Éditions Oxygène Cheverny en novembre 2018.




La Grenouille n°46 – Janvier 2020

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci de nous donner votre avis sur cet article, de nous transmettre un complément d'information ou de nous suggérer une correction à y apporter