La marquise de Montglas, propriétaire du domaine de Cheverny


Cécile Élisabeth Hurault de Cheverny, marquise de Montglas (ou Montglat), actrice témoin de l'évolution de la vie de la Cour et de la noblesse au XVIIe s.

Cécile Élisabeth Hurault de Cheverny,  marquise de Montglas.
Cécile Élisabeth Hurault de Cheverny,
marquise de Montglas
Cécile Élisabeth Hurault vécut au XVIIe s. et fut témoin, mais aussi actrice, de l'évolution des moeurs (importance du libertinage), de la littérature et de la poésie. C'est au début de ce siècle que fut écrit le récit qui fonde le roman précieux « L'Astrée », d'Honoré d'Urfé, consi­déré comme le premier roman précieux qui ouvre la période romantique (1), véritable transi­tion, avec le développement des livres à clef (2), entre le roman de chevalerie du Moyen-âge et de la Renaissance et les ouvrages des écri­vains et philosophes du siècle des Lumières.
Le château de Cheverny actuel est l'oeuvre d'Henri Hurault, comte de Cheverny, et de sa seconde épouse Marie Gaillard de la Morinière. Commencé vers 1625 et achevé vers 1635, il est aussi appelé « Le château de l'amour ». Après le décès de son père (1648), Cécile Élisabeth Hurault, née en 1618, pour­suivit l'oeuvre de ses parents à laquelle elle avait participé de leur vivant, notamment en ce qui concerne la décoration intérieure. C'est en 1654 qu'elle réunit toute la terre de Cheverny en rachetant la part de sa soeur et l'apporte à la maison de Clermont par son mariage avec François-de-Paule de Clermont, marquis de Montglas. On lui prête alors l'organisation de grandes fêtes à Cheverny, fêtes auxquelles se rendait la Grande Mademoiselle (3) qui appelait le château « Le palais enchanté ». Mais la vie de la marquise de Montglas ne se résume pas à ces quelques évocations.

François de Paule de Clermont, marquis de Montglas.
François de Paule de Clermont,
marquis de Montglas
Une féministe « précieuse » du XVIIe s.
Jean-Pierre de Longueau, qui a rédigé un ouvrage sur la maison Hurault de Vibraye (4), rapporte que la marquise « est peinte dans le "dictionnaire des précieuses" (5), sous le nom de Delphinia [comme étant] une femme de qualité qui mérite le nom de véritable précieuse : car elle a beaucoup d'esprit. Elle lit tous les beaux livres ; elle aime les vers ; elle connaît tous les auteurs ; elle corrige leurs pièces ; elle leur donne souvent des sujets... ».
Célia Guerrieri caractérise ainsi le XVIIe s. : classicisme et baroque, précieux et libertin, un siècle d'une incroyable richesse. Elle écrit à pro­pos de la préciosité (6) et du roman « l'Astrée », d'Honoré d'Urfé (7) : « ...En réaction contre la vie grossière du XVIe siècle, la préciosité est un mouvement qui va mettre en avant l'esprit. Ceux qui en sont dépourvus n'y trouveront pas leur place. La préciosité, c’est l’occasion pour de grandes dames, comme Mme de Rambouillet ou Mlle de Scudéry, de recevoir l’élite de la société, dont des poètes et écri­vains... et de tenir salon.
C'est donc un mouvement qui permet à des femmes de prendre une place dans la société. On peut aller jusqu'à parler d'un mouvement féministe, puisque les femmes imposent des règles de conduite et elles ont le pouvoir de faire ou défaire les réputations des artistes dans leur salon... ».

Les relations entre la marquise de Montglas et la Grande Mademoiselle
Madame de Montglas fréquentait plusieurs salons dont celui de Rambouillet et celui de la duchesse de Montpensier (la Grande Mademoiselle).
Jean Pierre de Longueau (déjà cité) écrit : « La Grande Mademoiselle fait d'elle un portrait ori­ginal. Lire les romans comme vous faisiez c'est assez pour faire croire que vous ne vous estimez guère moins princesse que Madame Oriane, la fille du bon roi Edward (Oriane est l'héroïne du roman Amadis de Gaule) lorsque vous arrivastes ici vous regardâtes un peu le monde de cet air-là ce qui fut cause que votre procédé ne plut point. Car hors de cela, vous étiez fort jolie, vous aviez le teint beau et vif, la bouche agréable, les plus belles dents qu'on puisse voir, le nez un peu retroussé mais d'une manière qui ne vous sied pas mal, les yeux noirs, les cheveux bruns mais en la plus grande qualité du monde ; vous aviez la gorge belle comme vous l'avez encore... Vous aviez donc aussi des bras qu'on appelle faits au tour, des mains admirables et le plus beau coude que j'ai jamais vu... ».
Elle poursuit : « Vous n'êtes point médisante, vous excusez facilement les autres, vous êtes bonne amie... ». Mais la duchesse de Montpensier pouvait aussi être critique à l'égard de celle qu'elle appelait sa « bonne amie » à qui elle avait donné le rôle de celle qu'elle appelait « la reine Uralinde » dans l'his­toire de la princesse de Paphlagonie.

La reine Uralinde
L'« Histoire de la princesse de Paphlagonie » est un roman à clef, imprimé en 1646, attri­bué à la duchesse de Montpensier. L'oeuvre fut par la suite intégrée dans les oeuvres de Jean Regnault de Segrais, poète et écrivain né en 1624, qui fut un temps au service de la duchesse de Montpensier. Il se disait à l'époque que Segrais avait eu une grande part à la composition de ce roman, mais qu'il avait eu l'habileté de faire croire à son auteur que tout l'honneur lui revenait.
Comme dans tous les romans à clef de cette époque, la duchesse de Montpensier y dépeint la reine Uralinde, notamment son caractère (entier et parfois hautain), son physique et sa façon de vivre luxueuse. On retrouve dans ses mémoires, dont il existe plusieurs versions, certains passages et descriptions contenus dans son roman.

Bussy-Rabutin et la marquise de Montglas
Bussy-Rabutin
Bussy-Rabutin
Courtisan à la Cour de Louis XIV, philosophe et écrivain épistolaire, pamphlétaire, satirique et libertin, membre de l'Académie française, Bussy-Rabutin est le cousin de madame de Sévigné. Le mariage de la marquise de Montglas ne fut pas heureux et on lui prêta quelques aventures mais elle en eut une très célèbre avec « le plus indiscret des galants » : Bussy-Rabutin. Marie Chaufour a écrit à son propos (8) : «... [Il] possède toutes les vertus nécessaires à un homme bien né ; homme de guerre valeureux, esprit, écrivain talentueux, il cultive – malheureusement pour lui – un penchant trop prononcé pour le libertinage...». Ce qu’on a appelé « La débauche de Roissy », pendant la Semaine Sainte en 1659 où, avec ses amis, il profana le Carême, fut la cause de son premier exil. Sept ans plus tard, l’affaire du roman à clef qu'il écrit en 1666, « l’Histoire amoureuse des Gaules (9) » qui dépeint les moeurs libertines de la Cour de Louis XIV, lui vaut une longue disgrâce dans ses terres bourguignonnes. Pendant 17 ans, il lui fut interdit de paraître à la Cour.
Dans l'histoire amoureuse des Gaules, Bussy- Rabutin décrit la marquise de Montglas sous le nom de Madame de Bélize : « elle a les yeux petits, noirs brillants, la bouche agréable, le teint trop vif, les traits fins et délicats et le visage agréable..., elle a la gorge la mieux faite du monde, les bras et les mains faits au tour, elle n'est ni grande ni petite. Madame de Bélize aime les vers et la musique, elle en fait de forts jolis et personne ne danse mieux qu'elle... ».
Manifestement, Bussy-Rabutin a copié des passages du roman de madame de Montpensier paru 20 ans plus tôt !
Du fait du scandale de l'histoire amoureuse des Gaules (qu'il avait écrit pour elle, pour la distraire pendant une maladie), et de son exil, elle mit fin à sa liaison avec lui.
Mais pour Marie Chaufour : « Il ne faudrait pas réduire le libertinage de Bussy au seul irrespect envers la religion ou à la débauche : le liberti­nage dans l’esprit de la noblesse est davan­tage une affirmation de liberté, un désir d’af­franchissement par rapport aux contraintes ».
Dans son château et pendant son exil, Bussy- Rabutin crée un cabinet dans lequel il met en scène une vengeance imagée sous la forme de « devises » (10-11), contre la marquise de Montglas, son ancienne maîtresse. Il exprime son audace en contrevenant à plusieurs reprises aux règles de l’impresa (12).
La règle la plus évidemment contournée est la présence de la figure humaine dans les devises qu’il consacre à la perfidie de Madame de Montglas. Il revendique lui-même cette transgression : « Ces devises ne sont pas dans les règles, car il ne doit point y avoir de figures humaines ; mais comme les monstres y peuvent entrer, il n’y a qu’à les regarder sous cette idée ».
Devise-rébus "l'une comme l'autre...".
Devise-rébus "l'une comme l'autre..."
Il joue donc sur les mots et se fonde sur un autre précepte de l’impresa qui autorise l’uti­lisation dans le corps de la devise d’animaux fantastiques ou monstrueux pourvu qu’ils soient identifiables. Bussy-Rabutin dévoilait ainsi le véritable visage de l’infidèle en le rendant parfaitement reconnaissable par ses traits et ne laissait aucun doute sur sa traîtrise. Bussy créa un cabinet dédié aux devises satiriques contre son ancienne maîtresse. Ces devises, au nombre de six, la représentent tantôt sous les traits de la fortune, d’une sirène ou d’une hirondelle, tantôt en buste dans le plateau d’une balance ou incarnée par un croissant de lune ou un arc-en-ciel. Chacun des défauts de son ex-maîtresse est mis en scène par une devise.
Marie Chaufour donne des informations sur certaines devises : « ...ainsi, l'inconstance et le caractère versatile de Madame de Montglas sont soulignés par la devise ayant une lune pour corps et "l'une comme l'autre" comme mot. La devise se présente sous la forme d'un rébus, jouant sur l'homophonie de "l'une" et "lune". Elle repose sur l'instabilité de la lune semblable en cela à la nature humaine qui ne montre jamais le même visage ».

Pour conclure
La lecture de cet article consacré à la marquise de Montglas, doit être complétée par la lecture de celui intitulé « De la maison d'Astrée au château de Cheverny... » (à paraître dans le prochain numéro de La Grenouille). Ces deux articles permettent de mieux appréhender l'importance de ce XVIIe s. dans l'histoire de la noblesse et des transformations touchant la société et les arts et lettres. C'est un siècle de transition dont le château de Cheverny est l'un des rares témoins par sa décoration encore visible de nos jours et que nous devons à ses bâtisseurs : Henri Hurault, sa seconde épouse et leur fille Cécile Élisabeth devenue la mar­quise de Montglas.

F.P.

(1) L’Astrée est un roman pastoral, publié de 1607 à 1627, par Honoré d'Urfé. OEuvre littéraire majeure du XVIIe siècle, l’Astrée est parfois appelé « le Roman des romans » et met en scène des bergers et des ber­gères. Considéré comme le premier roman-fleuve de la littérature française (5 parties en 12 livres chacune, 40 histoires, 5 399 pages). Il a eu un succès considérable dans l’Europe tout entière (wikipedia). En 2007, Eric Rohmer en a tiré son dernier long métrage « Les amours d’Astrée et de Céladon ».
(2) Livre à clef : le roman à clef est un sous-genre roma­nesque dans lequel certains personnages, ou la totalité de ceux-ci, représentent, de façon plus ou moins explicite, une personne réelle. Sous le couvert de la fiction, l'auteur écrit en réalité une histoire vraie, souvent pour éviter la diffamation tout en faisant une satire (Wikipédia).
(3) Fille du duc d'Orléans (« Monsieur » frère du roi), elle est la duchesse de Montpensier.
(4) « La maison Hurault de Vibraye » par Jean-Pierre de Longueau - Les livrets généalogiques - éd. 2018.
(5) « Le dictionnaire des Précieuses » par Antoine Baudeau de Somaize - P. Jamet 1856 - PDF, Books.google. fr
(6) Célia Guerrieri site internet
http://guerrieri.weebly.com/uploads/1/5/0/8/1508023/littra­ture_-_tableau_synoptique.pdf
"La femme précieuse" : définition du dictionnaire "Trésors de la langue française" (TLFi) : Subst. fém. Femme élégante et raffinée du milieu du XVIIe s. qui, en réaction contre les moeurs brutales de l'époque, chercha à définir un nouveau style de vie sociale, une nouvelle forme d'amour en conjuguant la délicatesse des manières et celle du langage.
(7) Bourdeau 1659 pet. In-8e. Dans l'édition du tome II des oeuvres de Monsieur de Segrais à Amsterdam chez François Sanguions en 1723, il est fait mention d'une dédicace à la marquise de Montglat. L'histoire a été réim­primée avec la clef dans diverses éditions des mémoires de Mademoiselle.
(8) L’art de l’impertinence : le libertinage emblématique dans le décor du château de Bussy-Rabutin par Anne Chaufour –Site internet : academia.edu
(9) Wikipédia : Chronique sur les frasques et intrigues sous pseudonyme de quelques personnalités de la haute aristocratie française de la cour de France, dont les pre­miers amours du jeune roi Louis XIV et de Marie Mancini (nièce du cardinal premier ministre Jules Mazarin) qu'il tourne en ridicule, avec d'autres personnages dont sa cousine la marquise de Sévigné qui s'en trouva aussi fâchée.
(10) La devise : difficile à définir dans une simple note : genre qui associe image et texte : la devise amoureuse ou héroïque, avec quelques incursions dans les devises morales, qui sont des emblèmes déguisés ou, si l’on préfère, des devises « emblématisées ». Il s'agit d'un développement relativement tardif des théories d’Aristote, vers la fin du XVIe siècle des conceptions néo-platoni­ciennes, en particulier pour ce qui est du passage de l’intelligible au sensible à travers les mots et les images qui dévoilent et occultent à la fois. Ce qui est en jeu c’est le mécanisme même de l’expression symbolique, dont la devise était généralement tenue pour une des plus parfaites manifestations dans les temps modernes. On parle, à la fin du XVIe s., de l’art de la devise comme d’une nouvelle philosophie capable de faire comprendre les mystères divins par « cognition intuitive » (voir l'article de Image et texte : l’art de la pointe dans quelques Empresas (XVe-XVIe siècles).
Françoise Vigier, p. 249-264 (sur internet, Presses Universitaires François Rabelais :
https://books.openedition.org/pufr/6322?lang=fr)
(11-12) Empresa = devise en espagnol. C'est ainsi que l'on nommait la règle qui s'appliquait à la devise figure symbo­lique accompagnée d’une devise (ex : l’emblème de Louis XIV : un soleil avec la devise (texte) - en Italien - device Nec pluribus impar - À nul autre part).
Dans l’Espagne de la Renaissance, deux termes désignent la devise éphémère, d’origine médiévale et chevaleresque : invención, puis empresa à partir du milieu du XVIe siècle. Cette devise est, par définition, individuelle et circonstancielle. Elle exprime les sentiments ou l’état d’âme de celui qui l’arbore. Toute devise digne de ce nom se compose de deux éléments indissociables : une image ou « corps » (la invención ou empresa proprement dite) et un texte ou « âme ».

La Grenouille n°46 – Janvier 2020

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