Auguste Bourgeois garde-chasse à Cheverny et le circaète, en 1957-58

Michel Bourgeois, natif de Cheverny et habitant de Cour-Cheverny, nous évoque un bien beau souvenir de sa jeunesse.

Michel Bourgeois, sa soeur Jocelyne et Coco.
Photo prise en 1957 par le comte Fernand de Berthier,
régisseur du 
château de Cheverny. Le circaète a été 
momentanément retenu par une ficelle pour les 
besoins de la photo.
Arrivé au service du marquis Philippe de Vibraye en 1936, après 10 ans de fonction de garde-chasse en Bourgogne d’où il était originaire, mon père, Auguste Bourgeois a d’abord été logé avec sa famille dans la maison forestière de la Tesserie, située au milieu de la forêt de Cheverny, non loin de l’étang de la Pierre. Elle était plus proche de la Gaucherie que du bourg de Cheverny, distant de 7 km. 


Par la suite, en 1949, nous avons déménagé pour venir habiter à la Morelière. Cette maison forestière plus proche de Cheverny nous a semblé un paradis : à peine à 2 km du bourg et desservie par un chemin carrossable, quoique simplement empierré. Là, nous avons découvert l’électricité, l’eau à la pompe et une chambre supplémentaire pour les huit enfants de la famille. 

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Mon père, comme tous les gardes-chasses de Sologne, avait pour mission la garderie des bois mais aussi, la protection de la faune cynégétique. Tout ce qui pouvait nuire à celle-ci, était donc classé indésirable ou nuisible. Ainsi : renard, blaireau, fouine, martre, putois, rat-musqué étaient pourchassés pratiquement toute l’année. Il en était de même pour les oiseaux considérés comme prédateurs, tous les « becs crochus » : buse, busard, faucon, épervier, ainsi que certains « becs droits » : corbeau, pie, geai, héron. 
Une prime était versée aux gardes-chasses par la fédération des chasseurs du département pour chaque « nuisible » détruit, abondée également par l’employeur des gardes. Il fallait pour cela apporter la preuve de la prise de chaque animal : les becs pour les oiseaux, l’extrémité de la queue pour les sauvagines (1)
Mon père s’acquittait donc de cette tâche avec assiduité, d’autant plus qu’elle concourait à l’amélioration de son maigre salaire. 

Il fit cependant une exception concernant le circaète. Appelé couramment Jean-le-Blanc (2), ce magnifique rapace était relativement rare. Mon père avait lu dans le Chasseur Français (la bible des gardes et des chasseurs) que ce bel oiseau se nourrissait principalement de reptiles. Il en avait conclu qu’il était donc plus utile que nuisible. 
De ce fait, non seulement il ne le tirerait plus, mais il avait décidé de le protéger, alors même qu’il était toujours sur la liste des « nuisibles ». C’est ainsi qu’au printemps de l’année 1957, mon père avait repéré un nid de circaète dans la forêt de Cheverny près du Chêne des dames et plus précisément en bordure de l’allée menant au carrefour de la Luzerne. Après avoir surveillé l’évolution du petit Jean-le-Blanc de très près, il jugea le moment venu, juste avant son envol, de le capturer afin de l’élever et d’étudier son comportement durant l’été. 

Le circaète saisissant sa proie
Mon père âgé de 59 ans à l’époque, me chargea (j’en avais 12) de grimper dans l’arbre. Il s’agissait d’un pin sylvestre de forme tabulaire, pas très élevé. Le nid, relativement important, occupait le sommet de l’arbre, facilitant ainsi l’arrivée des parents, notamment lors de l’apport des proies vers le petit. 
Le plus difficile fut de traverser le houppier (3) pour accéder au nid. L’unique petit était déjà gros (le circaète ne pond qu’un oeuf). Quelque peu affolé, il battait des ailes mais ne pouvait pas voler. Il n’avait sans doute jamais vu un fils de garde arriver dans son nid ! Il se laissa prendre assez facilement. 
Je le mis dans un sac de jute, le fermai et le lançai vers des basses branches où mon père le réceptionna. Les parents tournoyaient bien au-dessus mais à une hauteur importante et sans conséquence pour nous. 
Arrivé à la Morelière, l’éducation commença. Tout d’abord : le loger, ensuite le nourrir. Le Jean- le- Blanc, baptisé Coco allait-il accepter la nourriture de la main de l’homme ? Ces questions trouvèrent rapidement réponse. La grange lui servira de nid et d’espace d’envol pour ses premiers essais. Pour la nourriture, pas de problème, mon père n’avait pas peur des serpents ; vipères et couleuvres n’étaient pas rares autour de la Morelière et aux abords des nombreux étangs de la forêt. 
Dès le lendemain, le nourrissage commença, tout d’abord par des petits morceaux de « magrets de corbeau » puis, les jours suivants, par les premières vipères que mon père rapportait, mortes dans un premier temps... Il connaissait parfaitement les endroits susceptibles d’accueillir ces bestioles que tant redoutent. Il savait aussi à quel moment de la journée les chances de les rencontrer étaient les meilleures. 
Sa technique de capture était très simple. Chaussé de brodequins surmontés de guêtres en cuir, il était à l’abri de toute morsure aux jambes. Dès qu’il percevait un mouvement ou un bruissement en bordures de bois ou de haies bien exposés, il se précipitait dans la végétation afin de repérer la vipère. Il lui mettait carrément un pied en travers du corps, puis, à l’aide d’un bâton, il recherchait la tête pour l’isoler et ensuite la saisissait par la queue. Il tirait lentement la vipère verticalement la tête en bas en s’assurant d’une distance de sécurité car au début la vipère essaye de se relever mais elle se fatigue rapidement. 
La rapporter vivante à la maison était relativement facile lorsqu’il était à pied, cela se compliquait quand il rentrait à vélo. Je l’ai vu revenir quelquefois avec deux vipères dans une main appuyée sur le bout du guidon et conduisant le vélo de l’autre main. Il devait alors les secouer de temps en temps car elles essayaient de remonter en s’enroulant l’une sur l’autre. 
Coco dégustant un aspic
Pour les couleuvres, le problème était simple, car on pouvait les tenir par le milieu du corps ; le seul inconvénient était qu’elles dégageaient une odeur désagréable, un genre de répulsif. Moi-même, je les recherchais car je ne les craignais pas. Cependant, pour les vipères, je les ramenais mortes. Coco, notre Jean-le-Blanc, était nourri ainsi deux ou trois fois par semaine. Il pouvait ingurgiter deux reptiles à la suite sans problème. 
Dès qu’il fut en mesure de voler correctement, son poste d’observation préféré était le toit de la grange, mais en fait, il passait aussi beaucoup de temps à planer dans les airs. Nous étions fascinés par le vol de ce magnifique oiseau d’une envergure de près d’un mètre quatre-vingts, le dessous de son corps blanc tacheté de gris et ses grands yeux d’un jaune vif au regard perçant. 
Lorsque mon père rentrait de sa tournée de garde avec un serpent à la main, Coco arrivait de nulle part et se perchait sur le toit de la maison attendant impatiemment le moment où le serpent serait déposé au milieu de la cour, en vie bien sûr, car il avait une nette préférence pour le vivant. Il se précipitait alors à proximité du reptile, l’observait afin de repérer la tête. S’avançant d’un pas assuré vers la vipère qui commençait à se débiner, il la saisissait rapidement juste derrière la tête à l’aide d’une serre. Il lui plantait alors son bec crochu dans le crâne, renouvelait l’opération une fois ou deux, reposait le corps par terre afin de s’assurer qu’elle était bien morte. Il commençait à l’ingérer la tête la première. En moins de deux minutes, le repas était pris, et parfois la bestiole bougeait encore dans son jabot. L’extrémité de la queue dépassait souvent encore de quelques centimètres de son bec lorsqu’il prenait son envol. Rassasié, il allait se percher sur le toit afin de digérer tranquillement. 
Parfois, impatient ou reconnaissant, il tentait de se poser sur la tête ou plutôt sur la casquette de mon père alors même qu’il n’était pas encore descendu de son vélo. Il m’est arrivé la même mésaventure quelquefois en rentrant de l’école et j’ai dû repousser ses tentatives en me protégeant de la main au risque de tomber du vélo, car je n’avais point la casquette rembourrée des gardes-chasses. L’été s’est ainsi passé. Coco faisait partie de la famille et parfois, il s’absentait un jour ou deux, cherchant sans doute sa nourriture par lui-même. Il jouissait d’une pleine liberté. 
Quand la période de migration arriva, fin septembre, de crainte de le voir partir, il fut décidé de lui faire passer l’hiver parmi nous. Normalement, la migration s’effectue en couple ou en petits groupes. Les circaètes passent par Gibraltar pour rejoindre leur terre d’hivernage située en zone sahélienne. Sa volière fut aménagée dans la grange qu’il connut au printemps de son arrivée. Celle-ci était vaste et donnait sur les greniers à foin, ce qui lui permettrait de voler, enfin, de voltiger, quand on connait les capacités de planeur du circaète. 
Les vipères se faisaient rares et il fallut prendre sur le stock de réserve ; à ce sujet, je dois relater ici une scène cocasse quoique naturelle. Mon père avait mis en réserve quelques vipères vivantes dont un superbe aspic en vue d’un nourrissage ultérieur. Ce stockage s’effectuait dans un bidon dont le bouchon de liège était entaillé pour permettre aux vipères de respirer. 
À la suite d’une disette de plusieurs jours, on eut recours à la réserve. Coco attendait impatiemment, car il connaissait le bidon. Quand mon père l’ouvrit et en versa son contenu, nous eûmes la surprise de voir descendre du goulot, non pas un bel aspic mais plusieurs petits déjà prêts à mordre. En effet, la belle rousse avait mis bas en captivité. Il faut savoir que la vipère est vivipare, elle met au monde des petits bien finis, alors que la couleuvre est ovipare, elle pond des oeufs. 
Le mois d’octobre et les suivants, en l’absence de son mets de prédilection, il fallut trouver une nourriture de substitution pour Coco. Là, ma contribution fut demandée, notamment pour dépouiller les corbeaux afin d’accéder aux filets dont il était friand. Cela représentait environ la moitié de sa nourriture. L’autre moitié était fournie par les poissons. Ceux-ci provenaient des mares et de la pêche des étangs dont les gardes étaient responsables sur la propriété. Nous mettions en réserve dans la mare de la maison quelques kilos de friture : gardons, tanches, perches. Ces poissons étaient conservés dans des caisses en bois ajourées et grillagées, immergées à faible profondeur et faciles d’accès. Il nous était ainsi aisé, tous les deux jours, d’y puiser par la trappe du dessus les trois ou quatre poissons nécessaires à sa ration du jour. Coco les avalait vivants, la tête la première, comme les reptiles. On alternait poisson et viande, pensant ainsi maintenir un équilibre dans cette alimentation de substitution. 
Coco se portait bien. Par de rares caresses qu’on pouvait lui procurer car il n’était pas demandeur, nous pouvions constater son bon état général. Il passa ainsi l’hiver 1957-58 apparemment en bonne santé. 
Quand le printemps fut revenu, vers début avril, on ouvrit sa volière, Coco retrouva la liberté, il reprit sa place sur le toit. Les reptiles étant cependant rares, sa nourriture d’hiver se prolongea encore quelques semaines. 
Pour lui, la migration de retour était déjà faite ! Un nouveau cycle de vie démarrait, il reprit rapidement ses habitudes. 
Mon père décida qu’à la prochaine migration nous le laisserions partir avec ses rares congénères. Peut-être trouverait-elle un compagnon, car en fait, vu son envergure, nous pensions que c’était une femelle. En effet, chez les rapaces, les femelles sont plus grandes que les mâles. 
Coco était connu et même reconnu à Cheverny. Les gens, ignorant le nom scientifique de circaète, l’appelaient « l’aigle du père Bourgeois ». Son rayon d’action était probablement de plusieurs kilomètres autour de la Morelière.

Le drame !
Nous pensions qu’étant apprivoisé, il échappait à la catégorie des rapaces nuisibles. Que nenni ! Malgré sa notoriété, il fut pris dans la ligne de mire d’un amateur de trophée. 
C’est ainsi qu’un triste jour, Coco ne répondit plus à nos appels. On en connut rapidement la cause quand un voisin du côté du Bucher récupéra Coco agonisant. Il le ramena chez nous, à la Morelière, mais il était mort. Avait-il été confondu avec une vulgaire buse ? Etait-ce une vengeance d’un mécontent ? On ne le sut jamais. 
Mon père immensément déçu, voire même en colère, invectiva le pauvre voisin qui rapportait le corps de l’oiseau, l’ayant pris pour le responsable du méfait. Puis, se ressaisissant, le remercia en pestant contre « l’assassin » anonyme, car pour nous, c’était un assassinat. On fit une dernière photo du cadavre de Coco chez Pierre Augé, naturaliste, qui proposa de le naturaliser. Le circaète Jean-le-Blanc est un oiseau relativement rare et protégé depuis 1976, au même titre que l’ensemble des rapaces diurnes et nocturnes.

Michel Bourgeois – La Grenouille n°38 – Janvier 2018

(1) Sauvagines : peaux de petits animaux à fourrure (renards, fouines, belettes, etc.) servant à faire des fourrures communes. (Larousse)
(2) Circaète Jean-le-Blanc : Le nom Circaète vient du grec [Kirkos Aetos], soit faucon, aigle. Il a les grands yeux jaunes du busard, et la grande taille des aigles. « Jean », au Moyen-âge était le surnom donné aux gens habiles, et « le-Blanc » fait référence à sa couleur dominante quand on le voit de dessous. (marie-christine.dehayes.pagesperso- orange.fr/Presentation_circaete.htm)

(3) Houppier : ensemble des ramifications portées par la tige d’un arbre au-dessus du fût (Larousse).   


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