Michel Bourgeois, natif de Cheverny et habitant de Cour-Cheverny, nous
évoque un bien beau souvenir de sa jeunesse.
Arrivé au service du marquis Philippe de Vibraye en 1936, après 10
ans de fonction de garde-chasse en Bourgogne d’où il était originaire, mon père,
Auguste Bourgeois a d’abord été logé avec sa famille dans la maison forestière
de la Tesserie, située au milieu de la forêt de Cheverny, non loin de l’étang
de la Pierre. Elle était plus proche de la Gaucherie que du bourg de Cheverny,
distant de 7 km.
Par la suite, en 1949, nous avons déménagé pour venir habiter
à la Morelière. Cette maison forestière plus proche de Cheverny nous a semblé
un paradis : à peine à 2 km du bourg et desservie par un chemin carrossable, quoique
simplement empierré. Là, nous avons découvert l’électricité, l’eau à la pompe
et une chambre supplémentaire pour les huit enfants de la famille.
Cliquez sur l'image pour l'agrandir |
Une prime était versée aux
gardes-chasses par la fédération des chasseurs du département pour chaque «
nuisible » détruit, abondée également par l’employeur des gardes. Il fallait
pour cela apporter la preuve de la prise de chaque animal : les becs pour les
oiseaux, l’extrémité de la queue pour les sauvagines (1).
Mon père s’acquittait donc
de cette tâche avec assiduité, d’autant plus qu’elle concourait à l’amélioration
de son maigre salaire.
Il fit cependant une exception concernant le circaète.
Appelé couramment Jean-le-Blanc (2), ce magnifique rapace était relativement rare. Mon père avait lu
dans le Chasseur Français (la bible des gardes et des chasseurs) que ce bel
oiseau se nourrissait principalement de reptiles. Il en avait conclu qu’il était
donc plus utile que nuisible.
De ce fait, non seulement il ne le tirerait plus,
mais il avait décidé de le protéger, alors même qu’il était toujours sur la
liste des « nuisibles ». C’est ainsi qu’au printemps de l’année 1957, mon père
avait repéré un nid de circaète dans la forêt de Cheverny près du Chêne des dames
et plus précisément en bordure de l’allée menant au carrefour de la Luzerne.
Après avoir surveillé l’évolution du petit Jean-le-Blanc de très près, il jugea
le moment venu, juste avant son envol, de le capturer afin de l’élever et
d’étudier son comportement durant l’été.
Le circaète saisissant sa proie |
Le plus difficile fut de traverser le
houppier (3)
pour
accéder au nid. L’unique petit était déjà gros (le circaète ne pond qu’un
oeuf). Quelque peu affolé, il battait des ailes mais ne pouvait pas voler. Il
n’avait sans doute jamais vu un fils de garde arriver dans son nid ! Il se
laissa prendre assez facilement.
Je le mis dans un sac de jute, le fermai et le
lançai vers des basses branches où mon père le réceptionna. Les parents
tournoyaient bien au-dessus mais à une hauteur importante et sans conséquence
pour nous.
Arrivé à la Morelière, l’éducation commença. Tout d’abord : le
loger, ensuite le nourrir. Le Jean- le- Blanc, baptisé Coco allait-il accepter la
nourriture de la main de l’homme ? Ces questions trouvèrent rapidement réponse.
La grange lui servira de nid et d’espace d’envol pour ses premiers essais. Pour
la nourriture, pas de problème, mon père n’avait pas peur des serpents ;
vipères et couleuvres n’étaient pas rares autour de la Morelière et aux abords des
nombreux étangs de la forêt.
Sa technique de capture
était très simple. Chaussé de brodequins surmontés de guêtres en cuir, il était
à l’abri de toute morsure aux jambes. Dès qu’il percevait un mouvement ou un
bruissement en bordures de bois ou de haies bien exposés, il se précipitait
dans la végétation afin de repérer la vipère. Il lui mettait carrément un pied
en travers du corps, puis, à l’aide d’un bâton, il recherchait la tête pour
l’isoler et ensuite la saisissait par la queue. Il tirait lentement la vipère
verticalement la tête en bas en s’assurant d’une distance de sécurité car au
début la vipère essaye de se relever mais elle se fatigue rapidement.
La
rapporter vivante à la maison était relativement facile lorsqu’il était à pied,
cela se compliquait quand il rentrait à vélo. Je l’ai vu revenir quelquefois
avec deux vipères dans une main appuyée sur le bout du guidon et conduisant le vélo
de l’autre main. Il devait alors les secouer de temps en temps car elles
essayaient de remonter en s’enroulant l’une sur l’autre.
Coco dégustant un aspic |
Pour les couleuvres,
le problème était simple, car on pouvait les tenir par le milieu du corps ; le
seul inconvénient était qu’elles dégageaient une odeur désagréable, un genre de
répulsif. Moi-même, je les recherchais car je ne les craignais pas. Cependant,
pour les vipères, je les ramenais mortes. Coco, notre Jean-le-Blanc, était
nourri ainsi deux ou trois fois par semaine. Il pouvait ingurgiter deux reptiles
à la suite sans problème.
Dès qu’il fut en mesure de voler correctement, son
poste d’observation préféré était le toit de la grange, mais en fait, il
passait aussi beaucoup de temps à planer dans les airs. Nous étions fascinés
par le vol de ce magnifique oiseau d’une envergure de près d’un mètre quatre-vingts,
le dessous de son corps blanc tacheté de gris et ses grands yeux d’un jaune vif
au regard perçant.
Lorsque mon père rentrait de sa tournée de garde avec un
serpent à la main, Coco arrivait de nulle part et se perchait sur le toit de la
maison attendant impatiemment le moment où le serpent serait déposé au milieu
de la cour, en vie bien sûr, car il avait une nette préférence pour le vivant.
Il se précipitait alors à proximité du reptile, l’observait afin de repérer la
tête. S’avançant d’un pas assuré vers la vipère qui commençait à se débiner, il
la saisissait rapidement juste derrière la tête à l’aide d’une serre. Il lui
plantait alors son bec crochu dans le crâne, renouvelait l’opération une fois
ou deux, reposait le corps par terre afin de s’assurer qu’elle était bien
morte. Il commençait à l’ingérer la tête la première. En moins de deux minutes,
le repas était pris, et parfois la bestiole bougeait encore dans son jabot.
L’extrémité de la queue dépassait souvent encore de quelques centimètres de son
bec lorsqu’il prenait son envol. Rassasié, il allait se percher sur le toit
afin de digérer tranquillement.
Parfois, impatient ou reconnaissant, il tentait
de se poser sur la tête ou plutôt sur la casquette de mon père alors même qu’il
n’était pas encore descendu de son vélo. Il m’est arrivé la même mésaventure
quelquefois en rentrant de l’école et j’ai dû repousser ses tentatives en me
protégeant de la main au risque de tomber du vélo, car je n’avais point la
casquette rembourrée des gardes-chasses. L’été s’est ainsi passé. Coco faisait
partie de la famille et parfois, il s’absentait un jour ou deux, cherchant sans
doute sa nourriture par lui-même. Il jouissait d’une pleine liberté.
Quand la
période de migration arriva, fin septembre, de crainte de le voir partir, il
fut décidé de lui faire passer l’hiver parmi nous. Normalement, la migration
s’effectue en couple ou en petits groupes. Les circaètes passent par Gibraltar
pour rejoindre leur terre d’hivernage située en zone sahélienne. Sa volière fut
aménagée dans la grange qu’il connut au printemps de son arrivée. Celle-ci
était vaste et donnait sur les greniers à foin, ce qui lui permettrait de
voler, enfin, de voltiger, quand on connait les capacités de planeur du
circaète.
Les vipères se faisaient rares et il fallut prendre sur le stock de
réserve ; à ce sujet, je dois relater ici une scène cocasse quoique naturelle.
Mon père avait mis en réserve quelques vipères vivantes dont un superbe aspic
en vue d’un nourrissage ultérieur. Ce stockage s’effectuait dans un bidon dont
le bouchon de liège était entaillé pour permettre aux vipères de respirer.
À la
suite d’une disette de plusieurs jours, on eut recours à la réserve. Coco
attendait impatiemment, car il connaissait le bidon. Quand mon père l’ouvrit et
en versa son contenu, nous eûmes la surprise de voir descendre du goulot, non
pas un bel aspic mais plusieurs petits déjà prêts à mordre. En effet, la belle rousse
avait mis bas en captivité. Il faut savoir que la vipère est vivipare, elle met
au monde des petits bien finis, alors que la couleuvre est ovipare, elle pond
des oeufs.
Le mois d’octobre et les suivants, en l’absence de son mets de
prédilection, il fallut trouver une nourriture de substitution pour Coco. Là, ma
contribution fut demandée, notamment pour dépouiller les corbeaux afin
d’accéder aux filets dont il était friand. Cela représentait environ la moitié
de sa nourriture. L’autre moitié était fournie par les poissons. Ceux-ci provenaient
des mares et de la pêche des étangs dont les gardes étaient responsables sur la
propriété. Nous mettions en réserve dans la mare de la maison quelques kilos de
friture : gardons, tanches, perches. Ces poissons étaient conservés dans des
caisses en bois ajourées et grillagées, immergées à faible profondeur et
faciles d’accès. Il nous était ainsi aisé, tous les deux jours, d’y puiser par
la trappe du dessus les trois ou quatre poissons nécessaires à sa ration du
jour. Coco les avalait vivants, la tête la première, comme les reptiles. On
alternait poisson et viande, pensant ainsi maintenir un équilibre dans cette
alimentation de substitution.
Coco se portait bien. Par de rares caresses qu’on
pouvait lui procurer car il n’était pas demandeur, nous pouvions constater son
bon état général. Il passa ainsi l’hiver 1957-58 apparemment en bonne santé.
Quand
le printemps fut revenu, vers début avril, on ouvrit sa volière, Coco retrouva
la liberté, il reprit sa place sur le toit. Les reptiles étant cependant rares,
sa nourriture d’hiver se prolongea encore quelques semaines.
Pour lui, la
migration de retour était déjà faite ! Un nouveau cycle de vie démarrait, il
reprit rapidement ses habitudes.
Mon père décida qu’à la prochaine migration nous
le laisserions partir avec ses rares congénères. Peut-être trouverait-elle un
compagnon, car en fait, vu son envergure, nous pensions que c’était une
femelle. En effet, chez les rapaces, les femelles sont plus grandes que les
mâles.
Le drame !
Nous pensions qu’étant apprivoisé, il échappait à la catégorie des
rapaces nuisibles. Que nenni ! Malgré sa notoriété, il fut pris dans la ligne
de mire d’un amateur de trophée.
C’est ainsi qu’un triste jour, Coco ne
répondit plus à nos appels. On en connut rapidement la cause quand un voisin du
côté du Bucher récupéra Coco agonisant. Il le ramena chez nous, à la Morelière,
mais il était mort. Avait-il été confondu avec une vulgaire buse ? Etait-ce une
vengeance d’un mécontent ? On ne le sut jamais.
Mon père immensément déçu,
voire même en colère, invectiva le pauvre voisin qui rapportait le corps de
l’oiseau, l’ayant pris pour le responsable du méfait. Puis, se ressaisissant, le
remercia en pestant contre « l’assassin » anonyme, car pour nous, c’était un
assassinat. On fit une dernière photo du cadavre de Coco chez Pierre Augé,
naturaliste, qui proposa de le naturaliser. Le circaète Jean-le-Blanc est un
oiseau relativement rare et protégé depuis 1976, au même titre que l’ensemble
des rapaces diurnes et nocturnes.
Michel Bourgeois – La Grenouille n°38 – Janvier 2018
(1) Sauvagines : peaux de petits animaux à fourrure (renards, fouines,
belettes, etc.) servant à faire des fourrures communes. (Larousse)
(2) Circaète Jean-le-Blanc : Le nom Circaète vient du grec [Kirkos
Aetos], soit faucon, aigle. Il a les grands yeux jaunes du busard, et la grande
taille des aigles. « Jean », au Moyen-âge était le surnom donné aux gens
habiles, et « le-Blanc » fait référence à sa couleur dominante quand on le voit
de dessous. (marie-christine.dehayes.pagesperso- orange.fr/Presentation_circaete.htm)
(3) Houppier : ensemble des ramifications portées par la tige d’un
arbre au-dessus du fût (Larousse).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Merci de nous donner votre avis sur cet article, de nous transmettre un complément d'information ou de nous suggérer une correction à y apporter